jeudi 24 janvier 2013

Le terrorisme : un "élément de langage" !

 


Dans les cabinets ministériels et mêmes les cabinets des grandes mairies, on ne peut parler comme on pense. Il faut utiliser des "éléments de langage", autrement dit des mots autorisés, des expressions permises, afin de communiquer avec l'opinion publique et les médias, en restant dans un cadre prédéterminé.

Ainsi en est-il, tout spécialement en temps de guerre. L'armée, "la grande muette", ne peut rien dire ou ne veut dire que ce qui "enfume" l'opinion, afin de protéger ses soldats, pour ne pas informer l'ennemi, pour retarder les réactions des citoyens hostiles, pour masquer les résultats peu glorieux des opérations qui peuvent révulser les "âmes sensibles" et, donc, pour cacher les "dommages collatéraux" ( c'est-à-dire les victimes tout à fait innocentes, le plus souvent des civils, qui avaient eu l'immense tort d'être là où, malheureusement pour eux, il ne fallait pas être).

Depuis que la France, pardon le gouvernement français, est entré en guerre au Mali, on combat, nous dit-on, contre le terrorisme ou, plus précisément, (voici un « élément de langage ») contre les groupes terroristes. Le terrorisme est une nébuleuse ; les groupes terroristes sont constitués de combattants en chair et en os, sans loi, mais pas sans foi, pour qui tuer ou mourir est devenu une nécessité dans la lutte contre...

Contre qui ? Les "infidèles ? les "croisés" ? Les néo-coloniaux ? Les "occidentaux" ? Les "Blancs" ? Les "riches" ? Les "chrétiens" ? Bref, tous ceux qui, de près ou de loin, depuis des décennies, ont, effectivement ou pas, humilié et martyrisé des peuples entiers, en Irak, en Afghanistan, en Palestine...

Les dits terroristes, ces assassins (et fous d'un Dieu réduit à n'être que leur construction mythique), sont entrés dans une dissidence universelle où ils ont perdu toute mesure, toute humanité. Ils sont, cependant, la créature fanatisée d'autres terroristes qui, avec l'aide des États sectaires, violents et richissimes, notamment l'Arabie saoudite ou le Qatar, ont entrepris la conquête mercantile de la planète et la marchandisation de toute chose ! Ainsi, les marchands d'armes sont-ils tout autant terroristes que ceux qui les achètent et s'en servent. Derrière les "éléments de langage", il y a des réalités crues mais masquées, comme, par exemple, les intérêts d'Aréva et du lobby militaro-industriel qui veille sur ses sources en uranium, au Niger proche, mais il y a, aussi, les conséquences, à moyen et long terme, de l'action funeste de la France-Afrique coloniale puis post-coloniale !

Quand on perd toute espérance, on perd tout contrôle de soi et on peut proférer des horreurs pour tenter de conjurer son malheur ou pour se donner encore des raisons d'être. Pire, on peut les commettre ces horreurs, dès qu'on est devenu la proie facile de manipulateurs d'opinion, eux-mêmes fanatisés par le désir farouche de résister, coûte que coûte, aux puissants et aux riches. Le suffixe isme transforme une donnée de la pensée, une valeur, en système idéologique : c'est le cas de l'islamisme qui est une perversion de l'islam. Il n'est pas possible de faire exactement le même raisonnement avec le terrorisme, qui est certes aussi un système idéologique, à dimension impitoyable pour soumettre une population. Tout au long de l'histoire, le terrorisme aura été l'arme des faibles mais aussi des affaiblis, l'arme du loup acculé dans ses repaires, ou l'arme du chasseur qui veut éliminer tous les loups qui le... terrorisent.

La guerre entend terroriser le terrorisme et n'y parvient jamais. Faute de lutter contre les causes d'injustices qui dressent des populations concernées et révoltées contre ces injustices, mais peu souvent contre leurs causes, on reste dans des zones de violences sourdes qui finissent toujours par devenir aiguës. Si tout homme qui use de la violence devient un terroriste, si comme le disait -sans doute à tort- Max Weber, la violence est le monopole légitime de l'État, alors, toute contestation violente peut être considérée comme terroriste !

De Gaulle fut décrit comme un terroriste en 1940. Les Allemands ont  fusillé et torturé des partisans français stigmatisés comme terroristes. Yasser Arafat fut un terroriste qui finit par se faire entendre à la Tribune de l'ONU. Des leaders  israéliens ont été dénoncés comme terroristes au moment de l'installation des Juifs, en Palestine. Est terroriste, aux yeux des hommes de pouvoir installés, toute opposition qui use de la force des armes pour abattre ou installer un État.

Il faut aller débusquer des éléments de vérité, plutôt que des "éléments de langage", sous le mensonge des mots. La guerre au Mali n'est ni une guerre contre le terrorisme, ni une guerre contre des groupes terroristes, c'est une guerre à laquelle s'obligent des gouvernants impuissants, devenus incapables de trouver ailleurs que dans la force la résolution d'un conflit.

Il faut dire que la guerre au Mali n'est pas la guerre "du" Mali et que la guerre au Mali est une guerre "dans" le Mali (et déjà ailleurs, en Algérie). C'est encore moins une guerre aux Maliens.

Il faut dire que la guerre au Mali est, en quelque sorte une guerre que nous nous faisons à nous-mêmes.

Il faut dire que la guerre au Mali est une provocation des fanatiques qui ont voulu entraîner les États occidentaux dans le même piège qu'en Irak, en Afghanistan ou, jadis au Vietnam ou en Algérie : là ou le plus fort perd, à coup sûr, parce que la supériorité militaire la plus énorme n'assure jamais la maîtrise certaine du terrain.

Il faut dire que la guerre au Mali prolonge la guerre en Lybie qui ne s'est pas arrêtée à la mort de Khadafi. 
 

L'Algérie, pivot de l'Afrique sahélienne

Il faut dire, enfin, que la guerre au Mali a des causes qui ne sont ni la protection des populations martyres, ni le sauvetage de Bamako, mais la mise en convergence d'intérêts : ceux, d'une part, de l'État malien (où le pouvoir, bancal, fragile et impuissant, est convoité par des militaires, ceux-là mêmes que les États-Unis avaient voulu former militairement),  et, d'autre part, ceux des États occidentaux, (au premier rang desquels la France, puissance diplomatique fortement armée), qui ont besoin de stabiliser une région pour des raisons stratégiques et économiques.

Il est temps de relire Albert Camus et ses Réflexions sur le terrorisme, (regroupées fin 2002, dans un ouvrage paru aux éditions Nicolas Philippe).


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Camus est l'un des seuls écrivains français qui aient affronté et pensé le terrorisme. Deux pièces , " Les Justes ", en 1949, et l'adaptation scénique des " Possédés " , dix ans plus tard, manifestent la constance de cette préoccupation. " L'homme révolté ", en tant qu'essai sur la perversion de la révolte, fournit un cadre théorique à cette représentation du geste terroriste.
La guerre qui, à partir de 1954, ravage son Algérie natale, a permis à Camus d'affiner sa réflexion. La flambée d'attentats qui ensanglante sa terre natale a, pour lui, des causes. " Le terrorisme, en effet, n'a pas mûri tout seul ; il n'est pas le fruit du hasard et de l'ingratitude malignement conjugués... En Algérie, comme ailleurs, le terrorisme s'explique par l'absence d'espoir. Il naît toujours et partout, en effet, de la solitude, de l'idée qu'il n'y a plus de recours ni d'avenir, que les murs et les fenêtres sont trop épais et que, pour respirer seulement, pour avancer un peu, il faut les faire sauter." Il est le fruit amer des humiliations accumulées par une population marginalisée, la conséquence des revendications insatisfaites, le résultat des promesses jamais tenues. " Quelle que soit la cause que l'on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d'une foule innocente où le tueur sait d'avance qu'il atteindra la femme et l'enfant " , peut - on lire dans Chroniques algériennes. Camus n'en reste pas à cette dénonciation morale et politique. " Le sang, s'il fait parfois avancer l'Histoire, la fait avancer vers plus de barbarie encore. " L'attentat suicide et le bombardement aveugle d'un village, en tant que moyens de guerre, sont des crimes contre l'humanité injustifiables dans la mesure où ils ne distinguent pas les combattants et les civils. L'organisation terroriste, parce qu'elle s'attaque au premier venu, parce qu'elle postule la diabolisation de l'adversaire et met en avant l'idée de responsabilité collective, reproduit ce qu'elle voulait abolir, l'arbitraire. Elle joue toujours contre la démocratie.

I
l existe, pour Camus , une relation de causalité entre une pratique cynique de la violence et sa codification par un pouvoir absolu. Il a distingué le terrorisme groupusculaire et le terrorisme d'État , mais pressenti qu'on pouvait passer de l'un à l'autre. En d'autres termes, le parti d'avant-garde armé sert de laboratoire sinon de matrice au " despotisme ", à l'État totalitaire qui institutionnalise ses agissements meurtriers.


Jean-Pierre Dacheux et Jean-Claude Vitran




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