mardi 4 juin 2013

Comme chaque année, on vient de fêter l'abolition de l'esclavage …. et pourtant !



Un esclave est un individu privé de liberté et soumis à l'autorité tyrannique d'un individu ou d'un Etat. Il est contraint au travail forcé. Il peut être acheté et revendu comme un objet, une marchandise. L'esclave est un exclu de la société tout en étant un élément moteur du fonctionnement économique. 
 

L'histoire de cette fatalité est d'une modernité remarquable, car, comme on pourra le constater, l'esclavage est resté pendant longtemps le moyen le plus « habile » d'utiliser la main d'oeuvre de manière rationnelle et performante.

Quoi de mieux, pour les hommes de l'antiquité et du moyen âge que de faire travailler d'autres hommes sans les rétribuer, en leur donnant seulement le minimum vital pour survivre, sans se préoccuper de leur bien-être. Quelques penseurs ont bien eu au cours des temps des états d'âme et ont essayé de modifier cette exploitation des hommes, mais les apprentis capitalistes qui se sont succédés ont utilisé cette main d'oeuvre, bon marché, sans scrupule, ni humanisme.
Il a fallu les réflexions de penseurs « économistes » aidés  de quelques philosophes pour modifier les choses, d'ailleurs pas vraiment pour le bien-être des êtres humains, mais pour l'accroissement des profits.
Il serait vain de faire des comparaisons car les temps sont différents, on peut, néanmoins s'interroger sur les modifications du droit du travail qui sont à l'oeuvre actuellement en se demandant si de nouvelles formes de servitude ne sont pas en train de prospérer.

Lorsque l'on évoque l'esclavage, la première image qui vient à l'esprit est celle des esclaves noirs victimes du « commerce triangulaire », pourtant, si tous les spécialistes s'accordent à penser que les hommes préhistoriques ne pratiquaient pas l'esclavage, celui-ci existe depuis que les hommes sont organisés en société. A l'époque antique, Aristote écrit que des êtres humains sont destinés au commandement, et d'autres à être commandés, les uns sont des exploiteurs, les autres des esclaves. Il invente le concept de « dominant / dominés ».1

Dans la première période du Moyen Âge, à l'époque de Charlemagne et de ses successeurs, des esclaves sont employés dans les grandes propriétés agricoles, y compris dans les monastères. Les guerriers francs mènent des combats sans relâche contre les tribus païennes installées sur l'Elbe ou au-delà et si la communauté chrétienne considère les maîtres et les esclaves comme des égaux devant Dieu, et s'oppose au fait que des chrétiens appartiennent à d'autres chrétiens, elle ne voit pas d'objection à vendre des païens slaves aux musulmans.
Le 3 juillet 1315, le roi Louis X le Hutin publie un édit affirmant que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc », à cette date quiconque foule le sol de France est affranchi de sa condition d'esclave.
Même si l'esclavage recule en Europe occidentale, un peuple entier celui des Roms de Roumanie est réduit en esclavage à partir du XIIIème siècle. Ils seront vendus et achetés lors des foires aux esclaves, joués aux cartes, traités comme leurs frères noirs des Etats du Sud de l'Amérique. 
Arrivés comme des hommes libres apportant avec eux d'Inde et de l'Europe byzantine des savoirs-faire artisanaux (en particulier dans le travail du fer)  ils sont réduits en esclavage par les seigneurs valaches et moldaves qui ont besoin d'une force de travail. Ce n'est qu'en 1864 que cet esclavage est définitivement aboli en Roumanie.
Dans le même temps, il reste répandu en Espagne, en Italie, principalement dans les Républiques de Gènes, de Venise2 et à Chypre, et alors qu'il recule, sans disparaître, en Europe occidentale et malgré les interventions du Pape Paul III qui condamnent l'esclavage des Amérindiens, il renait avec vigueur dans les colonies du Nouveau Monde. En effet, les maladies importées par les colonisateurs et les maltraitances ont décimé les populations autochtones, et pour pallier à la disparition de la main d'oeuvre, (déjà variable d'ajustement) il est fait appel à des captifs africains victimes de la traite arabe.
En 1550, Charles Quint pose la question de savoir si les Espagnols pouvaient coloniser le Nouveau Monde et dominer les indigènes. La Controverse de Valladolid règle la question et les nations européennes, en particulier le Portugal, la Hollande et ensuite la France et l'Angleterre se lancent dans le commerce triangulaire entre des ports de l'Europe, le Golfe de Guinée et les Amériques (Brésil, Antilles). C'est le début de la traite transatlantique, l'esclave noir est considéré comme une marchandise, sous la condition éminemment hypocrite qu'il ne soit pas sur le sol du royaume.

Controverse de Valladolid - Bartolome de las Casas

Comme dans les problèmes de la mondialisation économique que nous connaissons actuellement, l'arrivée des Français et des Anglais sur le marché de la traite négrière fait baisser le prix d'achat des esclaves, tandis que la production de sucre progresse très vite, cela a pour effet d'abaisser le prix de cette denrée sur le marché mondial, et de favoriser sa consommation en Europe.
L'esclavagisme atteint son rendement maximum au XVIIIe siècle mais dans le même temps, des idées abolitionnistes sont développées par les philosophes du siècle des Lumières.

Il serait tentant de croire que se sont les bons sentiments des philosophes qui ont permis l'abolition de l'esclavage. La réponse est, cependant, plus rationnelle et moins idéaliste. C'est, la nouvelle pensée économique des physiocrates3 et d'Adam Smith qui pose la question de la rentabilité de l’esclavage et conteste sa valeur économique en soutenant de la supériorité du travail libre. Certains penseurs des Lumières développent aussi cette argumentation et Samuel Dupont de Nemours4 résume cette thèse : « l'arithmétique politique commence à prouver […] que des ouvriers libres ne coûteraient pas plus, seraient plus heureux, n'exposeraient point aux mêmes dangers et feraient le double de l’ouvrage ».
Selon cette vision, le salaire versé au travailleur libre remplace positivement les frais d'achat et d 'entretien et l'intérêt pour son travail augmente fortement sa productivité.
Victor Schoelcher5, abolitionniste, souligne la charge financière pour la métropole de l'insécurité qui règne dans les colonies esclavagistes et les économistes de l'époque développent des arguments « macroéconomiques » au sens actuel du terme, en affirmant que les avantages financiers dont bénéficient les planteurs coloniaux pénalisent les cultivateurs métropolitains qui cultivent la betterave à sucre.
Enfin, l'esclavage serait une entrave au développement technologique et il est couramment admis son irrationalité face au développement « capitaliste »  de l'Amérique du Nord.
Aujourd'hui, encore, les « experts » ne sont pas tous d'accord sur ces analyses.

Heureusement les idées abolitionnistes ont fait leur chemin et l'esclavage est aboli en 1833 en Angleterre et 1847 dans l'Empire ottoman et le 27 avril 1848 en France.

Cent ans plus tard, le 10 décembre 1948, l'article 4 de la Déclaration Universelle des droits de l'homme énoncera : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude. L'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes »

Pourtant, il ne suffit pas d'interdire une pratique pour la voir disparaître et l'esclavage n'est pas totalement éradiqué, il résiste encore, aussi bien dans le monde que dans notre pays.

Il persiste dans la péninsule arabique, le sous-continent indien, le Niger, le Mali, la Mauritanie, le Qatar6. L'Organisation internationale du travail7 (OIT) estime à 25 millions le nombre de personnes vivant actuellement dans des conditions assimilables à de l'esclavage.

Cette traite des êtres humains constitue le 3ème trafic criminel le plus lucratif au monde après la drogue et les armes. L’ONUDC8 estime en 2011 que, en Europe seule, la traite des êtres humains génère un flux financier de plus de 2 milliards d’euros par an et elle concernerait 270 000 personnes. Dans le monde, les criminels qui l’organisent empochent chaque année plus de 23 milliards d’euros.

Ce sont la misère, l'exclusion et les migrations à risque qui permettent les situations d'esclavage et de traite des êtres humains qui prennent différentes formes :

  • Le proxénétisme et l'esclavage sexuel, un rapport des Nations Unies donne l'estimation annuelle d'un million de femmes ou petites filles impliquées par la force dans le commerce et/ou l'esclavage sexuel. L'Europe est concernée par la prostitution forcée de femmes et d'enfants originaires d’Europe Centrale et des pays de l’Est, mais aussi d’Asie et d’Afrique. 
     
  • Le travail dissimulé, aussi appelé populairement « travail au noir » terme employé pour définir le fait de ne pas déclarer tout ou partie du travail ou de son activité. Les possédants n'ont pas le monopole de ces pratiques. Trop souvent la pauvreté exploite la misère.  En 2010, 68% des employeurs étaient d'origine africaine ( 51% venaient d'Afrique de l'Ouest et 32% d'Afrique du Nord), 13% d'Europe, 9% du Moyen Orient et du Proche Orient, 4% d'Asie . 
  • Le travail des enfants, l'UNICEF estime que 200 000 enfants étaient retenus en esclavage en Afrique centrale et occidentale, mais aussi en Amérique du sud. L'enrôlement des enfants soldats est aussi une forme d'esclavage. Au Maroc, par exemple, la situation des « petites bonnes », ces petites filles domestiques exploitées par de nombreuses familles, dénoncée par les défenseurs des droits des enfants. 
     
  • A cela, il faut ajouter la mendicité forcée, l’asservissement des domestiques, les mariages arrangés ou forcés et les trafics d’organes.

Sans oublier, la lourde responsabilité des multinationales qui, en dehors de toutes éthiques, n'hésitent pas à exploiter la main d'oeuvre directement dans les pays émergents, avec l'assentiment des gouvernements en place qui profitent des largesses des entreprises.

Deux exemples seulement :

  • Il y a quelques jours, le Bangladesh a dramatiquement fait la une de la presse internationale lors de l'effondrement d'une usine textile provoquant la mort de plus de 1200 personnes, principalement des travailleuses. A cette occasion, les occidentaux découvre avec une horreur bien hypocrite les conditions de travail épouvantables des ouvriers du textile du pays. Depuis des dizaines d'années, le Cambodge, le Vietnam, l'Inde, le Sri Lanka, la Chine et le Bangladesh sont devenus les ateliers textile du monde. Toutes les grandes enseignes internationales de vêtements font fabriquer dans ces pays en exploitant sans arrière-pensée le prolétariat local pour leur seul profit. Malgré des mouvements de protestation systématiquement réprimés par les forces armées, les conditions de travail sont lamentables, les incendies des bâtisses délabrées et surpeuplées fréquents, les salaires misérables. En 2011, les manifestants réclamaient 51 euros par mois contre les 17 qu'ils recevaient, pour des horaires de 80 heures par semaine, voire 18h par jour en cas de commande urgente. 
     
    Une usine textile au Bangladesh

  • En 2005 des ONG ont lancé des alertes pour dénoncer le travail forcé dans les champs de coton en Ouzbékistan. Huit ans après cette première alerte lancée par l'International Crisis Group, l'enrôlement forcé d'enfants pour la récolte du coton en Ouzbékistan a diminué, mais pour être largement remplacé par le recours à des adolescents et des adultes – plus d'un million au total, pendant la dernière récolte de l'automne 2012, d'après le rapport annuel de l'initiative Cotton campaign, une coalition d'ONG qui lutte contre le travail des enfants. « La situation en termes de travaux forcés et d'enfants reste clairement critique en Ouzbékistan », écrivait de son côté l'OCDE en septembre 2012.

Pour terminer, il faut souligner l'importante responsabilité des consommateurs occidentaux qui sans se préoccuper des conditions de travail et des salaires des populations autochtones profitent des produits fabriqués à bas coût dans ces pays.
Pourtant, ces consommateurs feraient bien de réfléchir aux objectifs des grands groupes internationaux qui influent sur le fonctionnement économique des pays occidentaux.
L'exploitation forcenée des travailleurs de ces pays à des coût salariaux extrêmement faibles a des répercussions directes sur la main d'oeuvre de nos pays, elle conduit au chômage de masse et la précarisation du travail.
Le patronat, qui sans se préoccuper de l'Homme considère que la main-d'oeuvre est seulement une variable d'ajustement, entend détricoter le code du travail, entrainant une précarisation toujours plus grande et la domination des travailleurs en organisant la rareté des emplois.

Ce management « moderne » pourrait bien s'apparenter à une nouvelle servitude proche de l'esclavage.

Cette notion constante est reprise par les tenants du néolibéralisme – voir HAYEK
2  Sont réduits en esclavage surtout des individus capturés au nord de la mer Noire.
3   La physiocratie est une école de pensée économique et politique, née en France vers 1750.
4  Physiocrate, économiste et père du fondateur de la multinationale éponyme.
Homme politique qui a attaché son nom au décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848. Sa conviction abolitionniste évolue au cours de sa vie. Dans les années 1825/1830, il s'oppose à l'abolition immédiate pensant qu'il serait dangereux de rendre immédiatement la libertés aux noirs. Il lui faudra un ultime voyage dans les colonies pour qu'il prêche l'abolition immédiate.
6  Le Qatar, bien connu pour ces investissements sur notre territoire pratique une forme d'esclavage. Environ 1,2 million de travailleurs étrangers en majorité des personnes pauvres originaires d'Inde, du Pakistan, du Bangladesh, du Népal, d'Indonésie et des Philippines représentent 94 % de la main d'œuvre au Qatar, et un million de personnes supplémentaires seront enrôlées dans les prochaines années pour participer à la construction des infrastructures nouvelles afin que le pays accueille la Coupe du Monde de football de 2022. Ces personnes travailleront dans des conditions dignes du Moyen Age, que l'ONG Human Rights Watch a déjà comparées au "travail forcé". Il est scandaleux que la France entretienne des relations économiques et diplomatiques privilégiées avec ce pays incapable de respecter les droits fondamentaux.
7  Organisation internationale du travail : http://www.ilo.org/global/lang--fr/index.htm
8  Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime 


Jean-Claude Vitran et Jean-Pierre Dacheux

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