Le texte que nous reproduisons
ci-dessous, document poignant, est paru dans le journal Le Monde.
Nous désirons vous le faire
partager.
Jean-Pierre Dacheux et Jean-Claude
Vitran
C'est un document d'histoire, une part oubliée de notre mémoire, un témoignage sobre et saisissant que l'ancien garde des sceaux Robert Badinter a confié au Monde. Il s'agit du "procès-verbal" intime de la dernière exécution capitale en France. Le 9 septembre 1977, Hamida Djandoubi, manutentionnaire tunisien coupable du meurtre de sa compagne, Elisabeth Bousquet, est guillotiné à la prison des Baumettes de Marseille. Juste après l'exécution, la doyenne des juges d'instruction de la ville, Monique Mabelly (1924-2012), commise d'office pour y assister, consigne par écrit ce qu'elle a vu et ressenti.
Trois pages sobres et retenues mais
aussi d'effroi et de colère contenue pour décrire les dernières
minutes d'Hamida Djandoubi. De la cellule où l'on vient chercher le
condamné jusqu'à l'endroit où il sera guillotiné, l'auteur décrit
avec précision les circonvolutions autour de la dernière cigarette,
les vaines tentatives pour retarder le moment fatal, le couperet qui
fend le corps en deux.
Quelques lignes écrites au retour
d'une exécution qui suscite en elle "une
révolte froide" afin de témoigner.
Monique Mabelly léguera dix ans plus tard ce manuscrit à son fils,
Rémy Ottaviano, qui l'a remis il y a quelques semaines à Robert
Badinter.
Le 9 septembre 1977.
Exécution capitale de Djandoubi, sujet tunisien.
A 15 heures, Monsieur le Président R... me fait savoir que je suis désignée pour y assister.
Réaction de révolte, mais je ne peux
pas m'y soustraire. Je suis habitée par cette pensée toute
l'après-midi. Mon rôle consisterait, éventuellement, à recevoir
les déclarations du condamné.
A 19 heures, je vais au cinéma avec B
.et B. B., puis nous allons casse-croûter chez elle et regardons le
film du Ciné-Club jusqu'à 1 heure. Je rentre chez moi ; je bricole,
puis je m'allonge sur mon lit. Monsieur B. L. me téléphone à 3
heures et quart, comme je le lui ai demandé. Je me prépare. Une
voiture de police vient me chercher à 4 heures et quart. Pendant le
trajet, nous ne prononçons pas un mot.
Arrivée aux Baumettes. Tout le monde
est là. L'avocat général arrive le dernier. Le cortège se forme.
Une vingtaine (ou une trentaine ?) de gardiens, les "personnalités".
Tout le long du parcours, des couvertures brunes sont étalées sur
le sol pour étouffer
le bruit des pas. Sur le parcours, à trois endroits, une table
portant une cuvette pleine d'eau et une serviette éponge.
On ouvre la porte de la cellule.
J'entends dire que le condamné sommeillait, mais ne dormait pas. On
le "prépare". C'est assez long, car il a une jambe
artificielle et il faut la lui placer. Nous attendons. Personne ne
parle. Ce silence, et la docilité apparente du condamné, soulagent,
je crois, les assistants. On n'aurait pas aimé entendre
des cris ou des protestations. Le cortège se reforme, et nous
refaisons le chemin en sens inverse. Les couvertures, à terre, sont
un peu déplacées, et l'attention est moins grande à éviter le
bruit des pas.
Le cortège s'arrête auprès d'une des
tables. On assied le condamné sur une chaise. Il a les mains
entravées derrière le dos par des menottes. Un gardien lui donne
une cigarette à bout filtrant. Il commence à fumer sans dire un
mot. Il est jeune. Les cheveux très noirs, bien coiffés. Le visage
est assez beau, des traits réguliers, mais le teint livide, et des
cernes sous les yeux. Il n'a rien d'un débile, ni d'une brute. C'est
plutôt un beau garçon. Il fume, et se plaint tout de suite que ses
menottes sont trop serrées. Un gardien s'approche et tente de les
desserrer. Il se plaint encore. A ce moment, je vois entre les mains
du bourreau, qui se tient derrière lui flanqué de ses deux aides,
une cordelette.
Pendant un instant, il est question de
remplacer les menottes par la cordelette, mais on se contente de lui
enlever les menottes, et le bourreau a ce mot horrible et tragique :
"Vous voyez, vous êtes libre !..." Ça donne un
frisson... Il fume sa cigarette, qui est presque terminée, et on lui
en donne une autre. Il a les mains libres et fume lentement. C'est à
ce moment que je vois qu'il commence vraiment à réaliser que c'est
fini – qu'il ne peut plus échapper –, que c'est là que sa vie,
que les instants qui lui restent à vivre
dureront tant que durera cette cigarette.
CET HOMME VA MOURIR,
IL EST LUCIDE
Il demande ses avocats. Me P. et Me G. s'approchent. Il leur parle le plus bas possible, car les deux aides du bourreau l'encadrent de très près, et c'est comme s'ils voulaient lui voler ces derniers moments d'homme en vie. Il donne un papier à Me P. qui le déchire, à sa demande, et une enveloppe à Me G. Il leur parle très peu. Ils sont chacun d'un côté et ne se parlent pas non plus. L'attente se prolonge. Il demande le directeur de la prison et lui pose une question sur le sort de ses affaires.
La deuxième cigarette est terminée. Il s'est déjà passé près d'un quart d'heure. Un gardien, jeune et amical, s'approche avec une bouteille de rhum et un verre. Il demande au condamné s'il veut boire et lui verse un demi-verre. Le condamné commence à boire lentement. Maintenant il a compris que sa vie s'arrêterait quand il aurait fini de boire. Il parle encore un peu avec ses avocats. Il rappelle le gardien qui lui a donné le rhum et lui demande de ramasser les morceaux de papier que Me P. avait déchirés et jetés à terre. Le gardien se baisse, ramasse les morceaux de papier et les donne à Me P. qui les met dans sa poche.
C'est à ce moment que les sentiments
commencent à s'entremêler. Cet homme va mourir, il est lucide, il
sait qu'il ne peut rien faire d'autre que de retarder la fin de
quelques minutes. Et ça devient presque comme un caprice d'enfant
qui use de tous les moyens pour retarder
l'heure d'aller au lit ! Un enfant qui sait qu'on aura quelques
complaisances pour lui, et qui en use. Le condamné continue à boire
son verre, lentement, par petites gorgées. Il appelle l'imam qui
s'approche et lui parle en arabe. Il répond quelques mots en arabe.
Le verre est presque terminé et,
dernière tentative, il demande une autre cigarette, une Gauloise ou
une Gitane, car il n'aime pas celles qu'on lui a données. Cette
demande est faite calmement, presque avec dignité. Mais le bourreau,
qui commence à s'impatienter, s'interpose : "On
a déjà été très bienveillants avec lui, très humains,
maintenant il faut en finir." A son
tour, l'avocat général intervient pour refuser cette cigarette,
malgré la demande réitérée du condamné qui ajoute très
opportunément : "Ça sera la dernière."
Une certaine gêne commence à s'emparer
des assistants. Il s'est écoulé environ vingt minutes depuis que le
condamné est assis sur sa chaise. Vingt minutes si longues et si
courtes ! Tout s'entrechoque.
IL FAUT VITE EFFACER LES TRACES DU CRIME...
La demande de cette dernière cigarette redonne sa réalité, son "identité" au temps qui vient de s'écouler. On a été patients, on a attendu vingt minutes debout, alors que le condamné, assis, exprime des désirs qu'on a aussitôt satisfaits. On l'avait laissé maître du contenu de ce temps. C'était sa chose. Maintenant, une autre réalité se substitue à ce temps qui lui était donné. On le lui reprend. La dernière cigarette est refusée, et, pour en finir, on le presse de terminer son verre. Il boit la dernière gorgée. Tend le verre au gardien. Aussitôt, l'un des aides du bourreau sort prestement une paire de ciseaux de la poche de sa veste et commence à découper le col de la chemise bleue du condamné. Le bourreau fait signe que l'échancrure n'est pas assez large. Alors, l'aide donne deux grands coups de ciseaux dans le dos de la chemise et, pour simplifier, dénude tout le haut du dos.
Rapidement (avant de découper
le col) on lui a lié les mains derrière le dos avec la cordelette.
On met le condamné debout. Les gardiens ouvrent une porte dans le
couloir. La guillotine apparaît, face à la porte. Presque sans
hésiter, je suis les gardiens qui poussent le condamné et j'entre
dans la pièce (ou, peut-être, une cour intérieure ?) où se trouve
la "machine". A côté, ouvert, un panier en osier brun.
Tout va très vite. Le corps est presque jeté à plat ventre mais, à
ce moment-là, je me tourne, non par crainte de "flancher",
mais par une sorte de pudeur (je ne trouve pas d'autre mot)
instinctive, viscérale.
J'entends un bruit sourd. Je me
retourne – du sang, beaucoup de sang, du sang très rouge –, le
corps a basculé dans le panier. En une seconde, une vie a été
tranchée. L'homme qui parlait, moins d'une minute plus tôt, n'est
plus qu'un pyjama bleu dans un panier. Un gardien prend un tuyau
d'arrosage. Il faut vite effacer les traces du crime... J'ai une
sorte de nausée, que je contrôle. J'ai en moi une révolte froide.
Nous allons dans le bureau où l'avocat
général s'affaire puérilement pour mettre en forme le
procès-verbal. D. vérifie soigneusement chaque terme. C'est
important, un PV d'exécution capitale ! A 5 h 10 je suis chez moi.
J'écris ces lignes. Il est 6 h 10.
Monique Mabelly (Juge d'instruction)
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/10/09/c-est-a-ce-moment-qu-il-commence-a-realiser-que-c-est-fini_3492565_3232.html
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/10/09/c-est-a-ce-moment-qu-il-commence-a-realiser-que-c-est-fini_3492565_3232.html
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