Il
y a juste 100 ans, le 31 juillet 1914, à la veille de la Première
guerre mondiale, Jean Jaurès était assassiné.
Raoul
Vilain, un illuminé pensant sauver le monde, lui tire, à
bout portant, deux balles de revolver dont l'une lui fracasse la
tête. Il succombe immédiatement.
A
la fin de la guerre, son assassin, qui a tranquillement passé le
conflit en prison, est acquitté et la Cour condamne la
veuve de Jaurès aux dépens du procès ! Non seulement
l’assassin de son mari est déclaré innocent, mais elle est
financièrement sanctionnée. En
réaction, Anatole France qui avait dit : «
On croit mourir pour sa patrie, on meurt pour des industriels.»
adresse une lettre à la rédaction de L’Humanité : «
Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un
verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime.
Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent
votre cause. Travailleurs, veillez ! ».
Le
23 novembre 1924, le gouvernement dirigé par Édouard
Herriot fait entrer Jean Jaurès au Panthéon. A
cette occasion, le rédacteur
en chef de l’Humanité, Paul Vaillant-Couturier, pensant que la
République est dans les mains de députés et ministres capitalistes
favorisant la finance et l’industrie aux dépens du respect des
citoyens, écrit dans le journal qu'il s'agit du « deuxième
assassinat de Jaurès. »,
il ajoute « Ils
n’honorent pas Jaurès. Ils le salissent. Ils l’affadissent. Ils
le maquillent. Ils s’acharnent à rapetisser l’honnête homme à
leur taille de politiciens misérables. (...)».
Un
siècle après sa mort, tous les partis et tous les hommes
politiques, de tous bords, revendiquent son héritage. Beaucoup,
beaucoup trop encensent Jean Jaurès, et son nom, son oeuvre, sa
pensée sont accommodés à toutes les sauces dans de nombreux
discours. Autant de tentatives multiples et multiformes
d'instrumentalisation démagogique.
Au-delà
de la commémoration de circonstance de ce funeste anniversaire, il
faut explorer son héritage humain, intellectuel et politique, d'une exceptionnelle actualité, qui devrait permettre de
tenter de répondre à la profonde angoisse de la société française
et de la gauche en particulier.
Jaurès
est un phare qui éclaire l'avenir pour nous guider. C'était,
avant tout, un socialiste authentique, un partageux, un ami des
gueux. Il n'est pas soluble dans le social-libéralisme.
Au contraire de l'image diffusée par beaucoup de membres de la classe politique
contemporaine, les messages qu'il nous envoie restent ceux d'un «
honnête homme », incorruptible, profondément humain, fidèle,
scrupuleux, cultivé, internationaliste, mais patriote et attaché à
la justice sociale. Il était résolument du côté des
ouvriers, des précaires, parce qu’il les savait victimes d’un
système capitaliste injuste. Convaincu que les « indigènes »
étaient l'égal des autres, il a combattu vivement la politique
coloniale. Sa conception de la laïcité, qu'il a développée lors
du vote de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905,
fondée sur la liberté, est d'actualité.
Grand
orateur, il donnerait, aujourd'hui, de la voix pour condamner le
conflit israélo-palestinien et la position du gouvernement français.
Il avait
une grande admiration pour le monde arabe et l’islam, dont il a dit
: «
deux tendances inverses s’y trouvent : il y a des fanatiques, oui,
il y a des fanatiques, mais il y a les hommes modernes, les hommes
nouveaux, Il y a toute une élite qui dit : l’Islam ne se sauvera
qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre
religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de
paix »
et, en
1896, à la Chambre des députés, il avait dénoncé les premiers
massacres d'Arméniens commis en Turquie dans ces termes : «
Devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces
sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du
droit humain, pas un cri n'est sorti de vos bouches, pas une parole
n'est sortie de vos consciences... ».
L'humanisme
de Jean Jaurès, n'est plus à prouver, il se retrouve dans ses
convictions, dans son intérêt et son abnégation pour le peuple,
auquel
il s'adressait sans démagogie, dans son combat contre la peine de
mort ou dans ses positions fortes pour la défense du Capitaine
Dreyfus, dont il disait
: « Si
Dreyfus est innocent, il n’est plus un officier ou un bourgeois :
il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout
caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même,
au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse
imaginer.»
L'humanité, mot dont il a fait le nom de son journal.
Il
accordait une grande importance à la sincérité des convictions
dont chacun était porteur, et son premier objectif était la
transmission de ses idées et la persuasion de ses auditeurs, pas
l’état de l’opinion. Contrairement à la classe politique
actuelle, il n’était pas hanté par sa réélection et il ne
s’est jamais investi en politique pour bénéficier d’une
position avantageuse. Il a toujours vécu de ses salaires et refusé
les honneurs. Il a, par exemple, sous le gouvernement Millerand,
refusé un poste de ministre pour ne pas faire obstacle à l'unité
des socialistes.
Il
était convaincu qu'il fallait conserver, garder
des forces pour la vérité et la justice. On lui prête à juste
titre une phrase reprise souvent : « Le
courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ». Elle
est sortie de son contexte, car elle a été prononcée le
30 juillet 1903, au lycée d’Albi, où Jaurès enseigna, et où il
défendit, dans son « Discours à la jeunesse », une vision
pacifiste de la vie.1
« Le
courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution
des conflits que la raison peut résoudre (...).
Le
courage, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout
ordre, physiques et morales, que prodigue la vie.
Le
courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des
impressions et des forces (...).
Le
courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de
l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant avec
la vie générale (...).
Le
courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais
de ne pas en être accablé et de continuer son chemin.
Le
courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un
regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de
comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux
grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre
effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense.
Le
courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est
de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas
faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux
applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Quel
extraordinaire programme dont nos femmes et hommes politiques
contemporains devraient faire leur credo.
Nos
sociétés, mondialisées, globalisées, s'enfoncent dans
l'inhumanité, demain la barbarie. Elles deviennent de plus plus
injustes, inégalitaires. Une petite minorité d'oligarques, la
plupart cyniques et malhonnêtes, exploite, sans vergogne, le reste
de l'humanité et s'enrichit de manière éhontée. Les
gouvernements, complices, laissent faire et favorisent ces dérives.
Depuis
l'assassinat de Jean Jaurès, un siècle s'est écoulé, un siècle
de sauvagerie et de brutalité pendant lequel le monde n'a jamais été
aussi violent : Grande Guerre, fascisme, nazisme, communisme
soviétique, etc ...
Des
avancées sociales ont été gagnées de haute lutte, toujours par la
grève et le combat des forces de gauche, mais, aujourd'hui, au
prétexte de crises artificiellement fabriquées, on assiste à une
régression des acquis sociaux et à une manipulation des esprits.
Le
23 avril 2014, lors d'un discours de François Hollande à Carmaux,
en hommage à Jean Jaurès, une dame a interpellé le Président, lui
disant : « Jaurès,
il ne parlait pas comme vous ».
Cette dame, clairvoyante, avait raison et elle a soulevé, ainsi, la
question cruciale de la perversion de notre vie politique actuelle.
Aujourd'hui,
il est vital, pour l'avenir de l'humanité, de parler comme Jean
Jaurès, de revenir à sa pensée et à son idéal.
Jean-Claude Vitran et Jean-Pierre Dacheux
1 http://www.lours.org/default.asp?pid=100