L'une des origines étymologiques du mot "risque" renvoie à l'italien risco ou à l'espagnol riesgo ce qui signifie l'écueil qui menace les navires, puis plus largement tout danger auquel sont exposées les marchandises en mer.
Ce mot apparaît au XIVème siècle, avec l'avènement de l'assurance maritime en Italie (en particulier à Gênes), qui accompagne alors le développement du commerce par voie maritime.
La recherche de nouveaux débouchés constitue bien une innovation au sens de Schumpeter : le risque est ainsi d'emblée associé à une volonté d'innover, d'entreprendre, qui a le souci de prévenir les coups du sort, en les maîtrisant par l'assurance, chaque armateur versant une prime qui permettra de sauver de la banqueroute les quelques malchanceux qui verront leur navire sombrer.
A condition bien sûr que la cause du naufrage soit bien fortuite : une ordonnance de Colbert rappelle que la notion de risque est exclusive de celle de la faute. Ainsi, si la cargaison est perdue suite à une mutinerie plutôt qu'à une tempête, l'assurance ne fonctionne pas.
Apparaît alors une différence essentielle entre risque et danger : le second terme vient du latin dominarium, le pouvoir de dominer, qui implique la présence d'une volonté adverse qui contraint l'individu, se rend maître de lui.
Au contraire, le risque est un danger sans cause, accidentel.
Cette notion de risque sans cause a beaucoup évolué au cours des siècles, aujourd’hui pas de risques, sans cause, ni responsabilité.
Pour beaucoup, le risque zéro et son corollaire le principe de précaution sont une philosophie du catastrophisme qui voudrait que l’on considère le scénario le plus alarmiste comme le plus probable.
Si cette vision triomphait nous entrerions dans un nouvel âge obscurantiste.
Dans notre société moderne, l’angoisse existentielle de notre fin programmée exacerbe le besoin de sécurité.
Nous ne voulons pas que nous même et nos proches courent des risques ; de notre conception jusqu’à notre dernier souffle, nous demandons à l’Etat de nous garantir notre intégrité, voire de nous garantir l’immortalité.
Cette tentation du risque zéro est une absurdité.
L’apprentissage du métier d’Homme, l’éducation, vivre tout simplement obligent à des prises de risque permanentes.
Comme le dit Martin Heidegger : « Ne sommes nous pas en sursis dès notre naissance ? »
Toute action humaine a sa part de risque et vivre est un risque.
Le risque zéro correspond aussi au développement de la société de consommation : consommez, consommez, tout est sous contrôle.
Cette gestion des risques vise le bien-être des individus, or ceux-ci ne considèrent pas que le pire est toujours sûr : sinon il y a longtemps que les marchands de tabac auraient fait faillite ; en 1996, les scientifiques ont affirmé la possibilité d’une forme humaine de la vache folle (ESB), pourtant la consommation de bœuf n’a baissé que de 10 %.
Sans doute, le public a considéré que le bénéfice de la consommation excédait le coût du risque qu’elle induisait.
Qu’il y ait des accidents technologiques lourds - centrales nucléaires, usines chimiques - aux impacts internationaux, si nous ne sommes pas concernée directement, ces accidents dangereux pour l’humanité, laissent la majorité du public indifférent. Mais que des menaces plus diffuses surviennent sur l’environnement, la santé, la sécurité - sang contaminé, ESB, pollution, OGM, Covid 19 - et la crainte ronge alors la tranquillité des citoyens des pays développés.
La multiplication de ces menaces mal identifiées entretiennent les angoisses. Aidé par une presse catastrophiste qui verse dans le sensationnel et les morts accidentelles en tout genre, le public succombe à la dictature du risque zéro.
A force de vouloir le risque zéro, il glisse vers une déresponsabilisation générale face aux exigences de la démocratie.
Les hommes politiques se transforment en gestionnaires des risques et en réactifs compassionnels.
Lors de ses vœux aux Français, alors qu’il était président, Jacques Chirac évoqua un « monde incertain et dangereux » et Il faut noter que depuis le tournant du siècle, à gauche comme à droite, la sécurité est devenue la « première des libertés » - la notion de risque constitue une ressource politiquement très intéressante. Le bon politique est le bon gestionnaire des risques.
Avec la gestion des risques, un parti politique se projette dans l'avenir sans avoir à imposer une volonté particulière aux citoyens. Il se met à leur service.
Avec la gestion des risques, les pouvoirs publics ont moins à craindre d'affronter les mouvements sociaux ; ils auront plutôt à canaliser les bonnes volontés.
Ainsi, le pouvoir instrumentalise la demande sécuritaire au point d’en faire un outil politique, et pour garantir le besoin de sécurité il développe des systèmes de coercition et de surveillance de plus en plus sophistiqués et généralisés.
Evidement, le risque zéro n’a jamais existé dans la réalité, et, trop de sécurité tue la sécurité.
Un exemple parmi d'autres de dérives sécuritaires :
On entend dans certains discours l'idée de vouloir évaluer le potentiel de dangerosité des individus.
La dangerosité est une notion difficile, voire impossible, à cerner. On peut en distinguer deux types - la dangerosité psychiatrique et la dangerosité criminologique.
La première ne devrait pas poser de problème, mais si on veut la prévenir, on doit s’en donner les moyens, ce qui n’a jamais été historiquement le cas. A titre indicatif, il n’existe que quatre unités de soins pour malades difficiles en France et 30 % des détenus des prisons françaises sont des malades psychiatriques.
Si l’on veut diminuer la dangerosité psychiatrique, il faut SOIGNER NON ENFERMER ET PUNIR.
La dangerosité criminologique est plus problématique à évaluer. Définie comme un phénomène psychosocial d’une présomption de commettre un délit contre les personnes ou les biens, elle est une probabilité subjective que l’on mesure difficilement.
Pour répondre à ce potentiel de dangerosité, le pouvoir a promulgué sans réaction du public, sauf des militants des droits humains, une loi nommée « rétention de sûreté »
Des mesures de rétention de sûreté s’appliqueront après expertise médicale et sur avis d’une commission chargée de constater que ces criminels "restent particulièrement dangereux et présentent un risque très élevé de récidive à l’issue de leur peine de prison".
La rétention de sûreté pourra, alors, être prononcée pour une durée d'un an renouvelable. Seront concernés les pédophiles condamnés à plus de 15 ans de réclusion. Ce dispositif s’appliquera également aux personnes placées sous surveillance judiciaire (notamment sous bracelet électronique mobile) qui ne respectent pas leurs obligations.
Robert Badinter a souligné un changement radical de société : « La prévention par la détention au regard d’une infraction virtuelle est le fait des sociétés totalitaires, dans lesquelles on peut considérer l’individu comme dangereux du point de vue social, criminologique ou politique. »
D'autant plus, que chacun d'entre-nous peut, un jour, pour des raisons pathologiques devenir dangereux pour la société.
Ni prison, ni hôpital, ces centres ne sont pas définis par une fonction interne : ils ne soignent pas, ils ne punissent pas, ils ne réinsèrent pas. Les individus qui y sont placés sont en retrait de la société qui s’en protège. Ils sont des non-sujets dans des non-lieux.
C’est une régression de 180 ans.
Pour mémoire :
1838 : les aliénés deviennent des malades à soigner et non plus des asociaux à enfermer. Mais beaucoup d'entre eux, qui ne sont pas criminels, restent internés à vie.
1960 : les soins se poursuivent hors de l'hôpital.
1990 : la liberté du malade est protégée ...
Sous couvert du risque zéro, on veut chambouler un système patiemment construit et qui soigne plutôt bien, notamment les quelques 250 000 schizophrènes dont 99 % vivent au dehors et sont dangereux surtout pour eux.
Jean-Claude Vitran