On
peut non seulement affirmer que les élections cessent
progressivement d'être libres en France mais que la démocratie y
régresse brutalement.
Il
n'y a là aucun sujet d'étonnement ! La démocratie disait
Derrida est « toujours à venir »1
et Pierre Rosenvallon a titré l'un de ses livres : La
démocratie inachevée2.
Autrement dit quand la
démocratie stagne, elle s'éteint peu à peu.
Jacques
Rancière s'avance plus avant en rappelant que « Dans
son principe, comme dans son origine historique, la représentation
est le contraire de la démocratie »3.
Il
rejoint là Rousseau qui affirme : « Le
souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut
être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se
transmettre, mais non pas la volonté. »4
Jacques
Rancière a poussé même l'analyse jusqu'à prétendre que « Fondée
sur l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui, la démocratie
n'est ni une forme de gouvernement qui permet à une oligarchie
politico-financière guidée par ses experts de régner au nom du
peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la
marchandise ». C'est
dire, sans détours, qu'il y a totale incompatibilité entre la
démocratie et le capitalisme5.
Mais c'est aussi dire que la représentation, telle qu'elle nous est
proposée par le système médiatico-financier, est illégitime !
On a pu, durant des
décennies, voir dans la montée du suffrage universel un progrès
des idéaux démocratiques. En 1848, le suffrage universel (masculin)
supprime le suffrage censitaire ; (il ne rendra du reste pas
impossible la montée de l'impérialisme napoléonien).
En 1945, - seulement
en 1945 ! -, les citoyennes « obtiennent » le droit de
vote ; il y avait longtemps que les Turques pouvaient voter (en
1929), et, bien avant, les Néo-zélandaises (en 1893), et les
Australiennes (en 1902), ou les Suédoises en (1919) ! Bref, la
France fut rétrograde et il faudrait tout un livre pour mesurer les
conséquences de cette minoration de la citoyenneté féminine durant
des décennies !6
Le droit de vote à
18 ans a été voté en France en 1974. En Allemagne, des
propositions ont été soumises au Bundestag en 2003 et 2008, et
soutenues par plusieurs députés de tous partis, selon lequelles les
mineurs auraient le droit de vote, qui devrait être exercé par les
parents du mineur par procuration.
La
recherche du droit de vote de tous les humains vivant de façon
stable sur un territoire donné conduit à s'interroger sur le droit
de vote des étrangers. L'article 4 de la Constitution du 24 juin
1793 (jamais appliquée) accordait la citoyenneté « à
tout étranger qui, domicilié en France depuis une année, y vit de
son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française,
ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin
qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de
l'humanité ». On
en est loin ! Une nouvelle fois, la France est en retard sur
nombre de ses voisins ou autres pays dits démocratiques.7
Mais
venons en à ce qui entraîne la France vers l'abandon de la
démocratie véritable, via le recours à des pratiques électorales
qui, année après année, bloquent la recherche du bien commun au
profit des détenteurs des moyens financiers permettant de
circonvenir l'opinion publique.
Octave
Mirbeau, en 1888 écrit, (dans le Figaro de l'époque ! Aucun
périodique ne le publierait de nos jours !), La grève des
électeurs8
et, pour fêter le centenaire de la révolution, il écrit, le 14
juillet 1889, Prélude (en fait un violent pamphlet contre le
général Boulanger). Il dit attendre « la république qui
n'est pas encore venue » et vise à « délivrer
l'individu de l'intériorisation de la domination ».
On
peut dresser la liste des causes de cette illusion démocratique qui
conduit le peuple à céder le droit de s'autogouverner que lui
accorde la Constitution française :
1
– Le retour à la monarchie,
constitutionnelle ou républicaine. La présidentialisation
des institutions est une focalisation du pouvoir sur un seul homme !
C'est l'installation d'un système où tous les responsables
politiques doivent se soumettre au chef, s'ils le soutiennent, ou le
critiquer sans nuances s'ils veulent l'abattre.
2 – La bipolarisation radicale de la société politique. L'élection du président de la république ou des parlementaires de l'Assemblée nationale au suffrage uninominal à deux tours érode toutes les minorités et ne leur laisse aucune chance de peser sur les choix principaux. Elle génère un bipartisme de fait.
3 – La dépolitisation des représentants élus. Ils deviennent des professionnels faisant passer leur mandat avant le service du pays. Ainsi se perpétue le cumul des mandats dont la limitation fort timide, récemment votée, - mieux eut valu le mandat exécutif unique, non renouvelable plus de deux fois ! - pourrait fort bien être abolie, au moment de sa mise en œuvre en 2017, à l'occasion de la prochaine élection présidentielle !
4
– La
médiatisation acharnée via des officines et des entreprises de
presse.
Aux mains de financiers, voire de marchands d'armes, les journalistes
à trop peu d'exceptions près, sont employés non pour que les
citoyens s'informent mais pour qu'ils lisent les événements comme
il sied aux puissants de les voir interprêtés.
5
– L'exacerbation
d'un nationalisme moderne.
Contradictoires avec l'européanisation de la jeunesse, en rupture
avec les politiques énergétiques des pays voisins, cherchant plus
que jamais à fonder l'autorité internationale et le poids
diplomatique de la France sur ses capacités militaires (et notamment
nucléaires), les gouvernements qui se succèdent vivent d'un passé
révolu.
6
– La négation
des défis écologiques !
N'est pas prise en considération l'évolution rapide et considérable
d'un monde confronté à des bouleversements que jamais l'humanité
n'avait rencontrés.
7
– La confusion
des pouvoirs.
Sans qu'il leur soit nécessaire d'être élus par les Français, de
grands managers, financiers, banquiers constituent une puissance
politique dont l'influence ne peut être contestée par les
dirigeants du pays. Les uns commandent et les autres donnent le
change. L'art politique devient ainsi de rendre crédibles et de
justifier des décisions impopulaires au nom d'un pseudo intérêt
général fort éloigné du bien commun !
8
– La manipulation
des mots droite et gauche !
Les contenus de ces vocables ont cessé d'être pertinents. La droite
n'est plus que le lieu où se protègent des intérêts privés. La
gauche a cessé d'être le lieu où l'on défend le monde du travail.
Ces mots sont usés et ont fait leur temps. Cependant
« l'exploitation de l'homme par l'homme » perdure !
Se définir « de droite » (on peut l'oser à présent!),
c'est subordonner la politique à l'économie et cela garde sens. Par
contre, s'afficher« de gauche » (sans mettre en cause le
système économico-libéral!) n'a plus de sens qu'ancien ?
9
– La contestation
du travail salarié.
L'emploi n'est pas toute l'activité humaine, plus vaste et plus
indispensable, souvent, que le travail en entreprise ! Fonder
les revenus sur le seul emploi n'est du reste plus tenable puisque le
chômage croît dès que le surplus de production devient possible
sans main d'œuvre supplémentaire. Nous abordons la « fin du
travail », annoncée depuis des décennies9
et que nous nous refusons de regarder en face10.
10
– La distension
inimaginable de l'écart entre riches et pauvres.
Ce gouffre vertigineux, que nul ne songe à combler, est, de fait,
accepté aussi bien par des élites de gauche que des élites de
droite. Aucune élection n'est à même de permettre de jeter un pont
entre les deux rives de cet univers social disproportionné et
désarticulé.
Pourquoi et pour
quoi voter dès lors ? Ne pas peser sur l'organisation de la vie
publique et voter quand même n'est plus qu'une obéissance à un
devoir civique vain ! Voter pour éviter le pire, au lieu de
choisir ce que l'on désire, détruit l'idée démocratique
elle-même ! Voter pour des candidats qui ne disposent pas des
mêmes moyens de faire connaître leur pensée aux électeurs est
inégal, injuste voire inique ! Sans restauration des conditions
d'une votation équitable, il n'est plus utile de voter. Ce n'est,
sinon, que participer à un jeu où s'affrontent des usurpateurs
huppés. C'est donc accepter d'être manipulé, trompé, fanatisé et
non point d'être maître de sa voix.
On est mort pour
pouvoir voter. C'était au temps où le nombre pesait autant, parfois
plus, que les trésors des prévaricateurs. Il n'est plus besoin, à
présent, d'acheter des électeurs. Il suffit de les leurrer, duper
ou séduire. On dispose, pour cela d'outils nouveaux, de moyens
publicitaires efficaces et redoutables. Nombre d'électeurs se
détournent alors des isoloirs dès qu'ils constatent que ce que l'on
veut obtenir d'eux c'est non leur avis mais leur soutien, fut-il très
temporaire, au moment du vote ! Tout peu se dire mais rien ne
change avant, pendant et après une élection. On change de
personnel, parfois de méthode mais les grands sujets restent
tabous ; on n'y peut toucher. La politique commence pourtant
quand le peuple s'exprime, pas quand il se démet de ses
responsabilités au profit de ceux qui ont su le convaincre de leur
confier ses intérêts.
Comment parvenir à
relancer la dynamique de la démocratie ? Beaucoup de citoyens
renoncent. La difficulté leur apparaît trop grande. Pourquoi
réussirait-on, à présent, à atteindre des rives qu'on n'a jamais
touchées durablement ?
Parce que le
réalisme échoue. Parce que l'utopie cesse de l'être si elle est
essayé et aboutit. Parce que les penseurs et les écrivains ne sont
bafoués qu'un temps. Parce que l'événement commande et oblige les
plus intraitables à renoncer à leurs idées de propriétaires de
vérités toutes faites. Parce qu'agir en politique n'est pas se
faire élire et adhérer à un parti, c'est faire bouger les pensées
de ceux qui nous entourent. Parce que c'est modifier son propre mode
de vie s'il n'est que la conséquence de conditionnements qu'une
saine critique anéantit. Parce que le pouvoir fondé sur la force ne
tient pas longtemps. Parce que la démocratie véritable commence en
devenant le maître de sa propre vie.
Et cela commence par
la lucidité : oui, « les élections cessent
progressivement d'être libres en France ». Il faut le dire,
l'exposer, le prouver, afin d'y remédier. Entre cette révolte
pacifique et la résignation (ou la mort), il y a le choix des choix
à faire. L'évidence, c'est que c'est possible !
1 Derrida
Jacques, L'autre cap, Paris, Minuit, 1991.
2 Rosanvallon
Pierre, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2001.
4 Rousseau
Jean-Jacques, Contrat
social, II,
1, p. 368, Paris, Gallimard, « la Pléiade », 1959-1969, 4 vol.
5 Rancière
Jacques, La haine de la démocratie,
Paris, La Fabrique
éditions, 2005.
6 Notons
que La première Constitution "moderne" ne fut pas celle
des États-Unis d'Amérique, qui date de 1787, mais la Constitution
corse, qui remonte à 1755. Elle fut créée par Pasquale Paoli, et
retint l'attention de Jean-Jacques Rousseau. Cette
constitution accordait le droit de vote aux femmes de plus de 25
ans. La Corse fut ainsi l'une des premières nations du monde
à considérer la femme comme citoyenne. La Corse, cédée par Gènes
à la France, ne devint française qu'après une conquête (sous
Louis XV) qui ne fut définitive qu'en 1796, Bonaparte étant passé
par là...
8 Mirbeau
Octave, La Grève des électeurs,
Paris, éditions Allia, 2009 (réédition).
9
Rifkin Jeremy, La fin du travail,
Paris, La Découverte, 2005.
10
Collectif, avec préface de Dominique Méda, Le travail quelles
valeurs ?, Paris, éditions
Utopia, 2012.
Jean-Pierre Dacheux et Jean-Claude Vitran
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