Il
nous a semblé que l'article de Nacira Guénif paru dans
l’hebdomadaire Politis à la suite des tragiques attentats de Paris
et Saint-Denis apportait un éclairage intéressant sur la nécessité
d'une remise en question politique qui s'impose plus que jamais afin
de déterminer les responsabilités partagées.
Jean-Claude
Vitran et Jean-Pierre Dacheux
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Nacira
Guénif : La mécanique de la désespérance
Mercredi
18 novembre 2015, propos recueillis par Sasha Mitchell. Article
paru dans Politis
Directrice
de l’ouvrage collectif la République mise à nu par son
immigration (La Fabrique), la sociologue Nacira Guénif
analyse la mécanique de la désespérance dont
souffrent de nombreux jeunes Français issus de l’immigration et
préconise une réponse par la solidarité afin de regarder plus
loin que le terrorisme.
Quel
est le terreau du terrorisme en France ?
Nacira
Guénif : Penser que les attentats du 13 novembre sont une
atteinte à la civilisation occidentale est erroné. Il s’agit du
résultat d’un processus long de plusieurs décennies, d’une
intensification de la violence politique, de la violence sociale et
de la violence d’Etat. Les motivations des tueurs ne se résument
pas à « nous venons venger nos frères syriens », c’est
plus profond que cela. Il faut à tout prix éviter de tomber dans le
piège du nous sommes parfaits, nous sommes vertueux et nous demander
pourquoi aucune politique n’a réussi à assécher le terreau qui
fait que nous produisons des terroristes « maison ». Ce
n’est pas exogène, ni un corps étranger, mais en partie le
résultat de la mécanique de la désespérance. Que nous soyons
saisis par l’horreur est légitime. Et il ne s’agit pas de
dédouaner ces personnes, qui sont complètement responsables de
leurs actes. Mais il faut reconnaître aussi la responsabilité
collective, politique, sur le long terme ; celle de la suspicion
perpétuelle, de la disqualification systémique durant la scolarité,
lors de l’accès à l’emploi et au logement, au fil des relations
avec les administrations, les autorités élues, les représentations
de l’Etat, à commencer par la police et la justice.
Arrêtons-nous
un instant sur ces deux pouvoirs régaliens qui tournent au régime
d’exception.
Depuis
des décennies, les jeunes habitants arabes et noirs des quartiers
sont harcelés par la police lors de contrôles d’identité au
faciès sans que cela n’émeuve personne. Ce serait leur lot, dicté
en quelque sorte par leur sexe masculin, supposé porté sur un
virilisme violent et incontrôlable, et leur couleur de peau, noire
ou basanée. Ils sont donc tenus pour responsables du fait qu’ils
sont constamment « serrés » par des agents de police
prompts à l’excès de zèle, voire à céder à un racisme
ambiant.
Contre
toute attente dans un état de droit, ce climat a pour conséquence
l’absolution des policiers, l’impunité vis-à-vis de leurs
comportements indignes et violents à l’égard de cette jeunesse
racialisée ou lors de passages à l’acte meurtriers devenus
routiniers : quinze morts suspectes et violentes aux mains de la
police par an.
Et
c’est dans ces circonstances que la justice prend le relais en
prononçant des non-lieux au terme d’interminables instructions
entachées d’erreurs et d’omissions, en relaxant des coupables,
des agents de police responsables de gestes qui ont tué ou d’actes
et de décisions qui ont conduit à la mort, comme l’illustre le
verdict, en mai dernier, concernant les policiers impliqués dans la
mort de Zyed Benna et Bouna Traoré. Ces causes réelles peuvent
devenir autant de prétextes fallacieux à des actions violentes une
fois travesties dans le discours d’une théocratie de façade.
Si
nous refusons d’admettre la continuité des causes et des
mécanismes d’entrée dans la violence meurtrière – quand
certains jeunes en France et en Europe subissent l’impasse des
humiliations et des fins de non-recevoir, et sont rendus enragés par
le chaos géopolitique qu’ils contemplent et décryptent selon une
grille de lecture délirante qui préempte l’islam –, je ne vois
pas de solution, et ça continuera inexorablement.
La
lecture psychologisante des « terroristes », mise au
service d’une bonne conscience occidentale et française campée
sur ses positions de belligérant dans son bon droit et détentrice
de la bonne analyse du Moyen-Orient et de l’Afrique, fait désormais
partie du problème à résoudre. Il faut appliquer une analyse plus
complexe, sinon nous ne ferons qu’alimenter la spirale de la haine
et son corollaire : une politique de la peur complaisante et
irresponsable.
Les
mesures sécuritaires et liberticides prises à la suite des
attentats du mois de janvier s’inscrivent à l’opposé de cette
« analyse complexe » …
Arrêter
de s’illusionner sur l’efficacité des systèmes de surveillance
devient urgent. Les habitants ordinaires ne sont pas protégés
lorsqu’ils sont traités sans discernement par un instrument de
surveillance devenu omnipotent. Ceux mis en place depuis janvier
n’ont servi à rien, et la solution n’est pas de rendre invivable
l’espace démocratique. La police à chaque coin de rue, l’armée,
il ne faut pas que cela devienne banal, car le climat de peur est
alors entretenu.
Si
nous continuons à dire que nos valeurs sont en danger sans nous
remettre en question, le problème ne se réglera pas. Et il ne
suffit pas de rappeler ce qu’est la laïcité, c’est au mieux une
« mesurette », au pire un alibi pour justifier le nouveau
tour d’écrou qui se prépare contre les libertés individuelles et
collectives.
Il
est urgent d’admettre le visage de la société française et de
ses citoyens que nous voyons. Il est celui de ces spectateurs du
Stade de France qui ne comprennent pas qu’on les ait contenus à
l’intérieur, alors que les attaques avaient lieu à l’extérieur,
mais aussi celui de ces tueurs déterminés qui ne voient pas la mort
qu’ils sèment.
Ne
pas voir ces contradictions, ces tensions, revient à ne pas pouvoir
construire une réponse politique que l’intensification de la
surveillance diffère. C’est ce que traduit ce deux poids deux
mesures du régime de liberté sous condition pour les populations
des quartiers populaires et d’un régime inconditionnel pour les
privilégiés. Prétendre faire la guerre pour sauver la liberté
comme principe pendant que des libertés ordinaires, mais précieuses,
seront bafouées par des lois liberticides est une position intenable
et indéfendable.
Quelques
heures après les attaques, il était déjà implicitement, voire
explicitement, demandé aux Français de confession musulmane, comme
en janvier, de s’en dissocier. Cela ne fait-il pas qu’alimenter
la suspicion et l’idée selon laquelle chaque musulman est un
terroriste potentiel ?
Les
présumés musulmans n’ont pas à être interpellés pour qu’on
leur demande de se désolidariser des assassins. C’est se tromper
d’analyse, se tromper de cible que de persister dans ce ton
accusateur. Est-il nécessaire de rappeler que les Français de
confession musulmane vont de nouveau se retrouver particulièrement
exposés à des atteintes verbales et physiques ? Ils sont les
premiers à payer, à la suite de ce genre d’action, le prix d’une
islamophobie devenue routinière. Celle-ci est minorée au nom d’une
supposée impérieuse hiérarchisation des racismes, qui continue de
présenter l’antisémitisme comme le seul fléau qui vaille d’être
combattu en France.
L’esprit
qui existe depuis des décennies, ravive après les attentats de
janvier, et qui consiste à dire que les musulmans n’appartiennent
pas à la nation, qu’ils sont de faux Français, va perdurer s’il
n’y a pas un sursaut contre l’islamophobie ordinaire et ses
effets pervers parmi ceux qui prétendent défendre l’islam et ses
« vrais » croyants.
La
France compte six millions de musulmans, citoyens ou habitants,
migrants ou réfugiés, et ils n’ont pas tous vocation à devenir
des tireurs déchaînés. Il faut rappeler la juste proportion des
choses et la réalité multiforme des musulmans, loin du fantasme
d’une communauté homogène et fanatisée.
Les
réfugiés, qui sont déjà victimes d’amalgames et dont l’accueil
risque d’être rendu encore plus délicat, ne seront-ils pas les
autres victimes collatérales de ces actes ?
Il
est important de rappeler que les réfugiés fuient justement les
massacres perpétrés dans leur pays par ceux au nom desquels des
tueurs prétendent agir ici. Encore une fois, il ne faut pas se
tromper : ces personnes-là ne vont pas tout d’un coup se
transformer en terroristes, et les éléments relevés dans l’enquête
ouverte après les attentats ne doivent pas conduire à des
généralisations hâtives. Ces théories sont le fruit d’une
stratégie d’intoxication de l’information qui empêche une
action raisonnée.
Par
ailleurs, tenir un discours assumant que des vies valent davantage
que d’autres est devenu obscène, les massacres sont présents
partout et les morts déplorées se valent toutes. Rappelons que, la
veille des attaques à Paris, un attentat à Beyrouth faisait 41
morts et 200 blessés, qu’on dénombre 83 morts et plus de 7 000
blessés palestiniens depuis début octobre, et que la centaine de
morts à Ankara est déjà oubliée, recouverte par d’autres
monceaux de cadavres.
Ces
théâtres de violence apparemment distants ne doivent pas conduire à
sous-évaluer certaines vies et à en oublier tant d’autres qui
sont fauchées, souvent par les mêmes mécaniques guerrière et la
même militarisation de l’espace démocratique. Cela revient à
disqualifier certaines vies, que ce soit celle des migrants et des
réfugiés morts en Méditerranée ou celle des dizaines de milliers
de civils tués en Syrie, en Irak et en Palestine, ou encore au
Yémen, un théâtre de guerre qui n’intéresse personne ici.
Quelles
solutions, au niveau national, sont envisageables pour sortir de
cette période très difficile par le haut ?
Aucune
solution ne suffira seule et ne sera efficace immédiatement.
L’entrée dans ce cycle est ancienne, la sortie en sera longue. Il
faut dès à présent en penser la possibilité en renonçant aux
injonctions moralisatrices, au rappel à l’ordre étatique qui ne
questionne pas sa légitimité et aux accusations faciles. Commencer
par Établir la cartographie des responsabilités partagées, des
décisions différées, des lâchetés entretenues et des dénis de
droit dans la société française, mais aussi très au-delà dans le
monde. Car, seule, la France ne peut déjà plus rien : c’est ce
qu’ont compris les services de renseignement et ce que peinent à
comprendre ou à accomplir les coalitions populaires.
Ce
sont des défis que seules des solidarités entre peuples, et souvent
contre leurs Etats, peuvent relever en adoptant leur propre agenda,
en l’imposant avec détermination et clairvoyance, en regardant
plus loin que le doigt du terrorisme pour dévoiler la lune des
droits fondamentaux bafoués, des inégalités destructrices et des
libertés soumises à condition de loyauté aveugle.
Il
est temps de demander des comptes à des Etats réduits à
l’impuissance par le capitalisme débridé que rien ne semble
inquiéter, pendant que la confiscation des richesses est l’un des
terreaux les plus féconds du passage à l’action violente armée.
Le
terrorisme est la diversion idéale lorsqu’il s’agit de protéger
des profits contre les attentes légitimes de celles et ceux qui
veulent qu’enfin le partage soit engagé. Pendant que les zones
nommées « pays utiles » économiquement continuent de
prospérer, la vie des gens est dédaignée et mise en coupe réglée.
C’est
l’ensemble de cette chaîne de causalités et de responsabilités
qui doit être exposée pour définir des modes d’action. Pas
seulement pour déjouer les attentats, mais pour en finir avec les
attentats à la vie que sont l’enrichissement indécent de
quelques-uns et l’illusion entretenue sur les causes du malheur du
plus grand nombre.
Le
rendez-vous maintenu de la COP 21 pourrait être la prochaine scène
de revendications fortes, si l’on veut bien admettre que la
géopolitique actuelle s’est forgé dans le terrorisme islamiste un
ennemi idéal bien commode pour ne pas parler des destructions à
venir qui feront autant sinon plus de morts. Qu’on ne s’y trompe
pas : le terrorisme est devenu le meilleur allié du capitalisme.
C’est contre cette alliance qu’il faut s’élever en parlant
d’une écologie politique qui reste à inventer.
Nacira
Guénif, sociologue et Professeure à l’université Paris 8
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