... élève encore le niveau de la colère.
En
France on peut faire adopter un texte sans qu'il soit nécessaire de
le voter !
Depuis
longtemps, nos institutions, celles d'une démocratie d'apparence,
permettent, en effet, au gouvernement de passer par-dessus la volonté
des parlementaires.
En
principe, le gouvernement propose un texte de loi aux deux Chambres
du Parlement qui peuvent l'approuver, le rejeter ou l'amender. En cas
de désaccord persistant entre l'Assemblée nationale et le Sénat,
en dépit d'une possibilité de conciliation1,
grâce à la « navette parlementaire », l'Assemblée
Nationale est appelée à trancher, en dernier ressort.
Mais
si le désaccord intervient non pas entre les deux composantes du
législatif mais entre l'exécutif, lui-même, et le législatif (en
clair, entre, d'une part, le Chef de l'État et son gouvernement,
d'une part, la chambre qui décide in fine, - l'Assemblée
nationale -, d'autre part), alors, il convient de sortir de cette
impasse constitutionnelle.
Pour
cela, trois voies politiques peuvent être empruntées pour éviter
une crise de régime.
Deux
sont démocratiques, au sens où c'est le peuple qui reprend la main.
Soit par la voie référendaire, (si la question est assez grave
pour le justifier - et, s'agissant du code du travail, c'est le cas
-), soit par celle de la dissolution de l'Assemblée nationale (afin
d'élire une nouvelle chambre dans l'espoir de reconstituer une
majorité). Surgit, alors, le risque d'un désaveu de l'exécutif
avec toutes les conséquences que cela entraine : ou bien la
démission du Chef de l'État, comme le voulut Charles De Gaulle, en
1969, soit la rechute dans la cohabitation, comme celles auxquelles
ont été soumis les présidents François Mitterrand, en 1986 et
1993, puis Jacques Chirac, en 1997.
Reste
la voie non démocratique, mais la plus sûre : celle du « qui
n'est pas contre moi est avec moi ». L'article 49-3 revient à
réputer approuvé un texte, sans qu'il soit besoin de le voter. Il
suffit de ne pas vouloir le renversement du gouvernement,
c'est-à-dire de ne pas voter une motion de censure pour que le
projet de loi litigieux prenne force de loi, sans amendements. Les
députés qui appartiennent à la majorité présidentielle et qui
doivent leur siège au parti du Président ne peuvent qu'hésiter à
censurer le pouvoir en place. Le piège est ainsi refermé.
On
parle, à présent, de « démocrature » pour caractériser
ce régime bancal, mi parlementaire mi présidentiel (le seul en
Europe, mais pas le seul dans le reste du monde), devenu obsolète et
qui glisse vers une dictature de fait.
Disposer
du pouvoir de voter ne constitue plus le garant de la démocratie.
L'état
d'urgence prolongé, censé faire obstacle aux menaces et aux crimes
terroristes qui ont atteint la France, en 2015, constitue un état de
surveillance et de dépendance majeures. La France, sans bien s'en
rendre compte, vit, du reste, en état d'alerte, depuis 19912.
Les lourdes contraintes d'État existant dans notre pays et que l'on
ne retrouve pas dans tous les pays s'appuyant sur la démocratie
parlementaire, a fait prendre l'habitude de gouverner
autoritairement. Or l'autoritarisme permanent peut conduire au
totalitarisme. La brutalité avec laquelle on prétend « réformer »
le code du travail en dépit de l'hostilité des citoyens en est
l'illustration.
Les
raisons de rejeter la loi El Khomri ne vont pas s'éteindre ainsi,
après usage de cettte disposition constitutionnelle. En faisant une
politique que peut approuver la droite de l'Assemblée, (laquelle
n'en convient pas et veut surtout « achever » un
Président à un an de son départ très probable), François
Hollande est entré dans une contradiction totale : il gouverne
à rebours de ce qu'il avait annoncé en 2012.
Le
Sénat, que ne menace pas l'article 49-3, ne manquera pas, du reste,
de retoquer la loi El Khomri en durcissant, s'il le faut encore, un
texte jugé insuffisant par le Medef. Irions-nous, alors, faute
d'entente entre les Chambres vers « un 49-3 bis » ?
Ce serait inédit et surtout plus risqué pour le gouvernement. La
forte montée de l'opposition syndicale et citoyenne, « dans la
rue », et la possibilité de voir une motion de censure, dite
de gauche, signée cette fois par plus de 58 députés, peut changer
la donne au cours des semaines à venir.
S'ouvre,
de toute façon, quel que soit le destin du texte contesté, une
période d'imprévisibilité où vont être mises en jeu et en débat,
à la fois, les institutions de la Vème République en fin de
parcours, la politique économico-libérale des partis dits de
gouvernement (du PS aux « Républicains ») dont souffrent
de plus en plus les Français, le rejet général de la classe
politique avec le danger d'un recours, alors, à l'extrémisme
nationaliste autant dangereux qu'incompétent, et sans oublier la
prise de conscience des risques majeurs et prioritaires d'ordre
écologique (que la COP21 n'aura pas suffi à faire prendre en
compte, à l'évidence).
La
colère des citoyens monte. Elle prend deux formes actuellement
principales : la radicalité politique anticapitaliste qui
s'exprime dans des formes nouvelles (comme on le constate avec
« Nuit-debout », mais pas seulement, au sein de syndicats
aussi), d'une part, et la violence de la jeunesse, sans espoir, sans
avenir, excédée et qui ne craint plus rien, d'autre part. Pourtant,
cette colère se manifeste autrement encore, sourdement, puissamment,
par « la grève du vote », la recherche de modes de vie
alternatifs, la condamnation des élites qui ne recherchent que leur
intérêt, et même par des motivations personnalistes, à l'écoute
du Pape, d'inspiration chrétienne donc, - disons « franciscaines
» - qui se manifestent dans les soutiens aux réfugiés et aux
victimes de la mondialisation les plus démunies. Quant aux
révélations des scandales de tous ordres (depuis les évasions
fiscales massives jusqu'aux maltraitances subies par les femmes),
elles ne font que nourrir cette irritation croissante qui semble
devenue incompressible, même en y mettant tous les moyens de
répression dont dispose un État qui n'assure plus le service
public, mais plutôt la maintenance d'un désordre social global.
L'épisode
politique que nous traversons attire l'attention sur la possibilité
d'un virage institutionnel et de civilisation menant vers un ailleurs
politique dont on ne sait rien d'autre qu'il surgira, tôt ou tard,
car de nouvelles générations ne peuvent accepter de se retrouver
enfermées dans l'injustice et l'arrogance permanentes de ceux qui
s'accrochent au « vieux monde ».
La
goutte d'eau du 49-3 fait déborder le vase de l'inacceptable.
________________________
1 - Aux
termes de l’article
45, alinéa 1, de la Constitution : « Tout projet ou
proposition de loi est examiné successivement dans les deux
assemblées du Parlement en vue de l’adoption d’un texte
identique ». De ce principe, il résulte que l’adoption
définitive d’un texte implique son vote dans les mêmes termes
par l’Assemblée nationale et par le Sénat au terme d’un
mouvement de va-et-vient du texte en discussion entre les
assemblées, communément appelé « navette ». Cet
accord peut se réaliser spontanément ou après intervention d'une
commission mixte paritaire (CMP). Cependant, le bicamérisme de la
Ve République n’est pas totalement égalitaire et admet, dans la
plupart des matières, la prééminence de l’Assemblée nationale,
élue au suffrage universel direct. C’est pourquoi, en cas de
désaccord entre les deux chambres, le Gouvernement dispose de la
possibilité de faire statuer l’Assemblée nationale en dernier
ressort.
2 - L'origine
du dispositif remonte à 1978. Le « plan Vigie pirate »
a été utilisé une première fois dans le cadre de la guerre du
Golfe, en 1991. Levé au bout de quelques mois, il est ensuite
déclenché une deuxième fois après les attentats de 1995. Depuis,
il n’a cessé d’être renforcé.
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