Nous
avons intégralement repris, ci-dessous, l'article paru dans le
journal la Libre Belgique du 1 mars 2016 sous la plume de Manuela
Cadelli, présidente de l’Association Syndicale des Magistrats
belges.
Comme
elle, nous pensons que le néolibéralisme est un fascisme, il suffit
pour s'en convaincre d'écouter les propos de Donald Trump, candidat
républicain à la présidence des Etats Unis - que la providence
nous garde de son élection.
Nous
touchons aujourd'hui à ce stade ultime où la situation
politico-économique actuelle peut produire, et l'histoire l'a
montré, le pire.
Jean-claude Vitran et
Jean-Pierre Dacheux
Le néolibéralisme est un fascisme - Manuela Cadelli
Le temps des précautions oratoires est révolu ;
il convient de nommer les choses pour permettre la préparation d’une
réaction démocrate concertée, notamment au sein des services
publics.
Le libéralisme était une doctrine déduite de la
philosophie des Lumières, à la fois politique et économique, qui
visait à imposer à l’Etat la distance nécessaire au respect des
libertés et à l’avènement des émancipations démocratiques. Il
a été le moteur de l’avènement et des progrès des démocraties
occidentales.
Le néolibéralisme est cet économisme total qui
frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre
époque. C’est un extrémisme.
Le fascisme se définit comme l’assujettissement
de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire
et nihiliste.
Je prétends que le néolibéralisme est un fascisme
car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays
démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État
est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le
traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril
du bien commun.
L’austérité voulue par les milieux financiers
est devenue une valeur supérieure qui remplace la politique. Faire
des économies évite la poursuite de tout autre objectif public. Le
principe de l’orthodoxie budgétaire va jusqu’à prétendre
s’inscrire dans la Constitution des Etats. La notion de service
public est ridiculisée.
Le nihilisme qui s’en déduit a permis de
congédier l’universalisme et les valeurs humanistes les plus
évidentes : solidarité, fraternité, intégration et respect
de tous et des différences. Même la théorie économique classique
n’y trouve plus son compte : le travail était auparavant un
élément de la demande, et les travailleurs étaient respectés dans
cette mesure ; la finance internationale en a fait une simple
variable d’ajustement.
Déformation du réel
Tout totalitarisme est d’abord un dévoiement du
langage et comme dans le roman de Georges Orwell, le néolibéralisme
a sa novlangue et ses éléments de communication qui permettent de
déformer le réel. Ainsi, toute coupe budgétaire relève-t-elle
actuellement de la modernisation des secteurs touchés. Les plus
démunis ne se voient plus rembourser certains soins de santé et
renoncent à consulter un dentiste ? C’est que la
modernisation de la sécurité sociale est en marche.
L’abstraction domine dans le discours public pour
en évincer les implications sur l’humain. Ainsi, s’agissant des
migrants, est-il impérieux que leur accueil ne crée pas un appel
d’air que nos finances ne pourraient assumer. De même, certaines
personnes sont-elles qualifiées d’assistées parce qu’elles
relèvent de la solidarité nationale.
Culte de l’évaluation
Le darwinisme social domine et assigne à tous et à
chacun les plus strictes prescriptions de performance : faiblir
c’est faillir. Nos fondements culturels sont renversés : tout
postulat humaniste est disqualifié ou démonétisé car le
néolibéralisme a le monopole de la rationalité et du réalisme.
Margaret Thatcher l’a indiqué en 1985 : « There is
no alternative ». Tout le reste n’est qu’utopie,
déraison et régression. Les vertus du débat et de la
conflictualité sont discréditées puisque l’histoire est régie
par une nécessité.
Cette sous-culture recèle une menace existentielle
qui lui est propre : l’absence de performance condamne à la
disparition et dans le même temps, chacun est inculpé
d’inefficacité et contraint de se justifier de tout. La confiance
est rompue. L’évaluation règne en maître, et avec elle la
bureaucratie qui impose la définition et la recherche de pléthore
d’objectifs et d’indicateurs auxquels il convient de se
conformer. La créativité et l’esprit critique sont étouffés par
la gestion. Et chacun de battre sa coulpe sur les gaspillages et les
inerties dont il est coupable.
La Justice négligée
L’idéologie néolibérale engendre une
normativité qui concurrence les lois du parlement. La puissance
démocratique du droit est donc compromise. Dans la concrétisation
qu’ils représentent des libertés et des émancipations, et
l’empêchement des abus qu’ils imposent, le droit et la procédure
sont désormais des obstacles.
De même le pouvoir judiciaire susceptible de
contrarier les dominants doit-il être maté. La justice belge est
d’ailleurs sous-financée ; en 2015, elle était la dernière
d’un classement européen qui inclut tous les états situés entre
l’Atlantique et l’Oural. En deux ans, le gouvernement a réussi à
lui ôter l’indépendance que la Constitution lui avait conférée
dans l’intérêt du citoyen afin qu’elle joue ce rôle de
contre-pouvoir qu’il attend d’elle. Le projet est manifestement
celui-là : qu’il n’y ait plus de justice en Belgique.
Une caste au-dessus du lot
La classe dominante ne s’administre pourtant pas
la même potion qu’elle prescrit aux citoyens ordinaires car
austérité bien ordonnée commence par les autres. L’économiste
Thomas Piketty l’a parfaitement décrit dans son étude des
inégalités et du capitalisme au XXIe siècle (Seuil 2013).
Malgré la crise de 2008, et les incantations
éthiques qui ont suivi, rien ne s’est passé pour policer les
milieux financiers et les soumettre aux exigences du bien commun. Qui
a payé ? Les gens ordinaires, vous et moi.
Et pendant que l’État belge consentait sur dix
ans des cadeaux fiscaux de 7 milliards aux multinationales, le
justiciable a vu l’accès à la justice surtaxé (augmentation des
droits de greffe, taxation à 21 % des honoraires d’avocat).
Désormais pour obtenir réparation, les victimes d’injustice
doivent être riches.
Ceci dans un Etat où le nombre de mandataires
publics défie tous les standards mondiaux. Dans ce secteur
particulier, pas d’évaluation ni d’études de coût rapportée
aux bénéfices. Un exemple : plus de trente ans après le
fédéralisme, l’institution provinciale survit sans que personne
ne puisse dire à quoi elle sert. La rationalisation et l’idéologie
gestionnaire se sont fort opportunément arrêtées aux portes du
monde politique.
Idéal sécuritaire
Le terrorisme, cet autre nihilisme qui révèle nos
faiblesses et notre couardise dans l’affirmation de nos valeurs,
est susceptible d’aggraver le processus en permettant bientôt de
justifier toutes les atteintes aux libertés, à la contestation, de
se passer des juges qualifiés inefficaces, et de diminuer encore la
protection sociale des plus démunis, sacrifiée à cet « idéal »
de sécurité.
Le salut dans l’engagement
Ce contexte menace sans aucun doute les fondements
de nos démocraties mais pour autant condamne-t-il au désespoir et
au découragement ?
Certainement pas. Voici 500 ans, au plus fort des
défaites qui ont fait tomber la plupart des Etats italiens en leur
imposant une occupation étrangère de plus de trois siècles,
Nicolas Machiavel exhortait les hommes vertueux à tenir tête au
destin et, face à l’adversité des temps, à préférer l’action
et l’audace à la prudence. Car plus la situation est tragique,
plus elle commande l’action et le refus de « s’abandonner »
(Le prince, chapitres XXV et XXVI).
Cet enseignement s’impose à l’évidence à
notre époque où tout semble compromis. La détermination des
citoyens attachés à la radicalité des valeurs démocratiques
constitue une ressource inestimable qui n’a pas encore révélé, à
tout le moins en Belgique, son potentiel d’entraînement et sa
puissance de modifier ce qui est présenté comme inéluctable. Grâce
aux réseaux sociaux et à la prise de parole, chacun peut désormais
s’engager, particulièrement au sein des services publics, dans les
universités, avec le monde étudiant, dans la magistrature et au
barreau, pour ramener le bien commun et la justice sociale au cœur
du débat public et au sein de l’administration de l’État et des
collectivités.
Le néolibéralisme est un fascisme. Il doit être
combattu et un humanisme total doit être rétabli.
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