Leoluca
Orlando, élu à cinq reprises maire de Palerme, ancien député
européen, est l'une des rares personnalités politiques à tenir une
parole claire concernant la situation migratoire : la mobilité
internationale des hommes est un droit inaliénable.
A
ce qu'écrit Leoluca Orlando, on peut ajouter l'article 13 de la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, pourtant ratifié par
quasiment l'ensemble des nations mondiales, qui précise que « toute
personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence
à l'intérieur d'un Etat. »
Jean-Claude
VITRAN
Pour l'abolition du titre de séjour - Par Leoluca ORLANDO - Maire de Palerme
Le
cours de ma vie a changé plusieurs fois. L'une d'entre elles fut le
jour où j'allai voir une adolescente congolaise, très belle, qui
devait avoir 13 ou 14 ans. Elle avait fui par les côtes libyennes
sur une embarcation de fortune avec beaucoup d'autres migrants.
Elle
portait une jolie robe pour l'occasion et son attitude montrait
qu'elle savait l'importance de ce qu'elle faisait. Elle lut une
poésie en français et à plusieurs reprises sa voix fut étranglée
par la tristesse et par les larmes. La poésie racontait le drame et
la culpabilité de n'être pas parvenue à aider sa mère au moment
de passer de leur embarcation au bateau des secours. Sa mère était
morte dans ces circonstances et les mots de la poésie transmettaient
toute la douleur et le désespoir de cet événement terrible qu'elle
avait vécu.
Au
moment précis où la jeune fille a lu ces mots, j'ai eu le sentiment
qu'ils cachaient quelque chose d'autre. Très probablement, cette
jeune fille avait tué sa mère pour pouvoir survivre. J'eus alors
devant moi l'image de ma petite-fille tuant sa mère, ma fille, pour
sa propre survie. Et être traversé par cette pensée, ne serait-ce
qu'un court instant, fut déjà terrible.
À
une autre occasion, je me trouvais sur le port comme je le fais
chaque fois qu'arrive à Palerme un navire qui porte secours à des
migrants. Je le fais pour leur faire sentir, tout comme aux
professionnels qui s'en occupent, le respect que l'on porte aux
migrants, qui sont des personnes humaines, et pour leur faire sentir
que les institutions sont à leurs côtés. Dans ces situations-là,
j'essaie de trouver des paroles de réconfort : « le pire
est passé », « l'important est que vous soyez vivant »,
« à présent, vous êtes en Europe ». Tandis que je
parlais avec un groupe de jeunes sur le quai, l'un d'eux était assis
en silence, les yeux baissés et perdus dans le vide. Après avoir
parlé avec eux un certain temps, je me suis tourné vers ce garçon
et je lui ai demandé pourquoi il ne me parlait pas et ne me
regardait pas. Il a levé sur moi ses yeux noirs et dans un anglais
impeccable, il m'a dit : « Monsieur le maire, que voulez-vous
que je vous dise ? J'ai tué deux frères pour arriver ici
vivant ». J'ai pensé à ce qu'il se serait passé si mon frère
avait été contraint de nous tuer, mon autre frère et moi, pour
survivre.
On
croirait des récits de Dachau et d'Auschwitz : nous poussons
des personnes comme nous à risquer leur vie et celle de leurs
proches à cause d'absurdes réglementations sur les migrations.
Les
migrants nous poussent à nous interroger sur les droits, pas
seulement sur notre respect des droits de l'homme mais sur les droits
qui sont les nôtres, les droits de tout être humain.
Palerme
est devenue, à travers ce genre d'expériences, une référence dans
le monde entier en matière de culture de l'accueil. Je suis fier
d'être maire d'une ville qui adresse un message au monde et le met
en demeure face aux égoïsmes européens, et pas seulement
européens. Je crois qu'au nombre des droits inviolables de l'homme,
il y a le droit de choisir où vivre et où mourir. Personne ne peut
être contraint à vivre et à mourir, et souvent à se faire
tuer, là où l'ont choisi ses parents, sans avoir été
consulté sur l'endroit où il allait naître.
Telles
sont les raisons pour lesquelles, à Palerme, a vu le jour la
« Charte de Palerme », présentée en 2015 lors du
congrès « Io
sono persona »
(Je suis personne), qui propose et soutient l'abolition du titre de
séjour, et promeut la mobilité internationale comme un droit
inaliénable de l'homme. Nous ne pouvons pas permettre que des êtres
humains soient torturés au nom d'un permis de séjour qui constitue,
j'en suis convaincu, une nouvelle peine de mort et un nouvel
esclavage. Le système de lois et d'accords internationaux au niveau
européen est aujourd'hui un système qui engendre le crime, un
système criminogène qui remplit les poches d'organisations
criminelles et de trafiquants d'êtres humains. Il ne sera pas facile
de se libérer du permis de séjour, comme il n'a pas été facile de
se libérer de la peine de mort et de l'esclavage.
La
mondialisation, code culturel et économique de notre époque, a
consacré le principe de liberté de circulation pour les
informations, la communication, l'économie, l'argent, les moyens de
transports. Mais pas pour les personnes. À l'âge de la
mondialisation, un grand nombre de mots voient leur sens changer et
certains le perdent tout à fait. Pensons aux mots État, patrie,
identité.
Un
jeune reconnaît-il à l'État le même sens que celui que lui a
donné ma génération ?
Aujourd'hui,
un jeune connaît son « village » et le monde, qu'il vit
également à travers Internet. L'État est perçu comme lointain et
souvent comme une limite à nos aspirations, une entrave au bonheur.
Qu'est-ce
que la patrie ? La condamnation par l'état civil à vivre là
où mes parents ont décidé que j'allais naître ? Non, la
patrie c'est moi qui la choisis. Ma patrie est l'Italie parce que
j'ai choisi de rester et de vivre ma vie à Palerme, pas parce que ma
mère et mon père m'ont fait naître en Sicile.
Qu'est-ce
que l'identité ? Est-ce une condamnation décidée par le sang
de nos parents ? L'identité est tout au contraire un acte
suprême de liberté. Je suis chrétien et italien, et je pourrais
choisir de devenir marocain et hindou ou allemand et musulman.
Maudite loi du sang, qui a provoqué des génocides terribles tout au
long de l'histoire de l'humanité.
Publié
en partenariat avec l'Ambassade de France en Italie et
l'Institut français d'Italie, dans le cadre du cycle de débat
d'idées « Dialoghi del Farnese ».
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