Depuis les débuts de
l'introduction de la démocratie dans les sociétés occidentales, il
n'a jamais été envisagé que les élections pourraient faire
obstacle à l'expression des citoyens.
Nous y voici, pourtant,
aujourd'hui !
On a pu, certes, depuis
longtemps, critiquer les modes de scrutin qui altéraient le vote des
électeurs, mais on n'allait pas jusqu'à en déduire que les
procédures démocratiques pouvaient s'en trouver totalement
perverties.
On a pu prêcher « la
grève des urnes »1
au début du XXe siècle, ou lancer le slogan « élections
piège à cons »2,
en 1968, mais il s'agissait de contestations restées minoritaires et
qui ne remettaient pas en cause le principe même de la consultation
électorale.
La progressive montée de
l'abstention3
permet de franchir, à présent, la barre des 50% des électeurs
inscrits4
(indépendamment des non-inscrits5
et des interdits de vote - tels que les résidents étrangers,
communautaires ou extra-communautaires - ne pouvant, en France,
participer à certaines des élections, voire à toutes ! ).
Certains politologues
commencent à s'interroger sur l'utilité de rendre le vote
obligatoire6,
comme c'est le cas en Belgique ou pour les élections au second degré
(telles que les sénatoriales) D'autres rappellent que l'abstention7,
à partir d'un certain seuil, peut rendre invalides, en fait ou en
droit, les résultats d'une élection désertée (au risque de faire
procéder à une nouvelle élection avec de nouveaux candidats, ou
même d'annuler provisoirement, ou définitivement, les scrutins dont
le peuple s'est désintéressé.)
Sont étudiées,
également, des hypothèses nouvelles aboutissant à substituer à la
démocratie élective des formes de désignations démocratiques par
tirage au sort, comme il fut procédé dans l'antiquité ou comme il
est prévu pour constituer les jurys d'assise.
On a commencé aussi à
rendre valides des votes blancs8
considérés, à présent, comme des suffrages exprimés, dans
certaines élections. C'est ainsi que, pour les prochaines élections
départementales, en France, l'ancienne confusion entre les votes
nuls et les votes blancs (bulletins vierges ou enveloppes vides) est
abolie.
Enfin, pour des raisons
de respect de la parité, mais aussi de renforcement de la
participation féminine, on a créé, en 2015, pour les élections
départementales, - et c'est une première historique - des
candidatures mixtes, en binômes.
Tous ces interrogations
sur les modalités des votes ne compensent pas la réserve massive
des citoyens lesquels, hormis l'élection présidentielle, cessent
fréquemment de considérer leur droit de vote comme une obligation
civique et morale. Il y a crise majeure de la démocratie
représentative.
Il ne s'agit pas d'un
désintérêt, d'une négligence ou d'un découragement ajoutés qui
détourneraient de la responsabilité politique, il s'agit d'un
recul, d'un rejet et d'une méfiance sans précédent vis-à-vis des
partis politiques. Il s'agit aussi d'une manifestation de
l'impuissance ressentie par les citoyens quant à l'utilité,
l'efficacité et l'influence de leurs votes. Il s'agit d'une
abstention devenue véritablement une expression politique mais dont
les « professionnels » de l'activité citoyenne
répugnent, pourtant, à tirer tous les enseignements.
Cette situation n'est pas
principalement française. Là où les citoyens ne voient pas ou plus
en quoi leur vote pèse sur leur propre destin, il y a régression
des suffrages exprimés. C'est manifestement le cas pour les
élections européennes, en l'absence d'une identité européenne
clairement définie et considérée comme secondaire par rapport aux
prérogatives des États.
La prise en compte des
bulletins blancs dans la présentation du résultat d'une élection
ne signifie pas encore la reconnaissance de ces votes comme de
véritables suffrages exprimés. Ce serait, en effet, un
bouleversement politique que de valider les refus de choisir s'ils
venaient à dépasser le nombre des voix s'étant portées sur les
candidats en compétition ! Dans les pays où les modes de
scrutin sont de type majoritaire, la prise en considération des
bulletins blancs comme suffrages exprimés risque, de surcroît, de
détruire la majorité absolue. C'est bien pourquoi il n'est pas
question d'introduire cette modalité d'expression citoyenne dans les
élections présidentielles9.
Il y a lieu, enfin, de
considérer les résultats électoraux ayant, fort légalement, amené
au pouvoir des forces et des responsables politiques nuisibles aux
intérêts des peuples concernés. Nul besoin de rappeler l'élection
« démocratique », et du reste non contestée, d'Adolf
Hitler en 1933. Sur tous les continents, des élections truquées,
manipulées, accompagnées par des menaces et des violences ont
conduit à des coups de force ou les ont suivis. Les régimes
d'apartheid ou de dictatures, que ce soit en Amérique du sud ou en
Afrique, n'ont pas eu besoin de supprimer les élections. Il
suffisait de les encadrer, de les conditionner, de les mettre sous le
contrôle total de polices politiques.
Sans aller jusqu'à ces
extrémités d'élections antidémocratiques, masquant mal le
caractère autocratique, souvent monocratique, de régimes hérités
des temps coloniaux (mis en place sous l'égide de la Françafrique
laquelle n'a pas cessé de sévir) ou soutenus par des intérêts
économiques sans scrupules (en particulier en Amérique latine, sous
des influences états-uniennes), il faut oser balayer devant les
portes de l'Europe. On a voté, à l'Est, dans les « démocraties
populaires », à l'époque dite stalinienne des « dictatures
du prolétariat », avec des résultats dont on se gausse
encore, frôlant les 100% de suffrages exprimés. On votait au
Portugal, en Espagne, en Italie, en Grèce, quand Salazar, Franco,
Mussolini, ou les colonels faisaient régner la terreur. Il y a des
décennies qu'on sait que des élections peuvent être organisées
sans aucune garantie de démocratie.
On objectera que, s'il
peut y avoir élections sans démocratie, il ne peut y avoir
démocratie sans élections. Reste à préciser de quelle démocratie
il est question même quand la liberté de voter n'est pas
contestable.
Si l'on convient que la
démocratie existe seulement quand la décision politique appartient
au plus grand nombre des citoyens, on se doit de réexaminer et de
prendre au sérieux toutes les réserves exprimées plus haut. Ne
compter que les suffrages exprimés ne suffit plus dès que les
non-votants sont plus nombreux que les votants. Les modes de scrutin
qui limitent les possibilités de choix des électeurs réduisent le
champ de l'expression démocratique. Les élections de listes, avec
primes aux vainqueurs, placent, injustement, les minorités en-deçà
de leur représentativité réelle. Or, la France use de plusieurs
dispositifs électoraux qui cumulent ces travers. Ils sont tous
à deux tours (ce qui ne serait pas le cas de la proportionnelle
intégrale, comme ce l'est pour les législatives en Israël ou en
Grande-Bretagne). Ils éliminent les « petits »
candidats, au second tour (comme pour les législatives et les
départementales). Ils confortent les majorités par des primes (pour
les municipales et les régionales). Ils limitent le choix aux deux
candidats les mieux placés (pour les présidentielles, lesquelles
n'ont jamais - de De Gaulle à Hollande - donné l'occasion d'élire
un candidat ayant, dès le 1er tour, obtenu plus de 50% des suffrages
exprimés).
Il est donc des
observations techniques qui permettent d’affirmer qu'il peut y
avoir incompatibilité entre des procédures électorales et l'esprit
même de la démocratie. Si sérieuses soient les contradictions
entre le code électoral français et la démocratie authentique
(celle qui valorise l'égalité absolue : un homme/une femme =
une voix), ce sont les causes politiques et philosophiques de ces
discordances qu'il faut scruter, analyser et interpeller.
L'incompatibilité prend alors la forme d'un différend politique
d'autant plus profond qu'il se situe aux racines mêmes de la
politique.
En 2015, en France, les
partis dits « de gouvernement » ne recueillent pas
l'assentiment de la majorité des citoyens, tant s'en faut, mais
pour exprimer ce discrédit il n'est plus que deux voies :
refuser tout concours au fonctionnement des institutions existantes
(abstention) ou voter, par provocation et scandale, pour le parti de
l'anti-système (le Front national). Deux rejets de l'apparence de
démocratie : d'une part, le rejet du choix limité aux sortants
sans renouvellement possible et, d'autre part, le rejet, par
l'absurde, d'une démocratie qui n'est plus démocratique. Autrement
dit encore, quand « il n'y a plus d'alternative », il
faut en inventer une et, pour cela, soit sortir de la fausse règle
du jeu (se retirer du système électoral en vigueur), soit accentuer
les contradictions (se servir du vote Font National pour contester
l' « UMPS » !).
Quand les élections ne
permettent plus l'expression de la volonté démocratique, il n'y a
plus qu'à les contester radicalement soit à les brocarder. La
tentative de Jean-Luc Mélenchon et de son Front de gauche étant
restée dans le cadre du système à la française n'est pas apparue
comme une alternative crédible. Ce que Syriza, en Grèce, ou
Podemos, en Espagne, expriment non sans maladresse, mais avec des
soutiens populaires importants, n'est pas reproductible au Nord de
l'Europe, actuellement. Le vote blanc pèse moins que la grève des
urnes. Les manifestations publiques, sans spontanéité, sont loin de
perturber le jeu politique des dominants. La démocratie ne joue plus
son rôle d'éveil et de révélation des forces intellectuelles
capables de modifier la donne. Les élections, conséquences et non
causes des mouvements qui bouleversent nos sociétés, ont été
vidées de leur sens. Elles ne sont plus que l'outil de
renouvellement d'élites faussement rivales qui organisent les
alternances et jamais les alternatives. Sans événement aussi
inéluctable qu'imprévisible, le divorce entre élections et
démocratie est consommé.
Le gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple ne fut jamais qu'une illusion.
Rousseau l'avait prédit qui niait que le peuple puisse se laisser
représenter. La voie démocratique empruntée, deux siècles durant,
par les hommes politiques de l'Occident, a débouché sur une
impasse. La démocratie représentative telle qu'elle a dominé,
donnant à croire aux élus qu'ils avaient tous pouvoirs puisqu'ils
incarnaient le peuple se délite pour plusieurs raisons. La première
est née de la profonde transformation des savoirs : les cadres
politiques n'en sont plus les seuls ni les principaux détenteurs,
d'une part, et l'accès à l'information la plus précise est
possible pour un nombre croissant de citoyens, d'autre part. La
seconde est que les élus ne représentent plus guère la totalité
des catégories sociales et font de leur responsabilité une carrière
ou une profession. La troisième est que la démocratie est
l'évolution permanente des pratiques de partage des décisions, ce à
quoi la plupart des élus, formés par leurs partis, sont rebelles
même quand ils évoquent la démocratie participative laquelle
n'est, le plus souvent, qu'une association à l'information et
nullement une approche de la co-décision. La hiérarchie des
pouvoirs démocratiques a été bouleversée : au-dessus de
l'électeur règne aujourd'hui l'élu ce qui est la contradiction
même de l'affirmation fondamentale selon laquelle, en démocratie,
l'élu dirige le bateau mais n'en fixe pas le cap.
La fin de la monarchie a
voulu signifier le transfert de la décision politique vers les
intéressés et la fin des privilèges. À part quelques soubresauts
(en 1830, 1848, 1870), le XIXe siècle a laissé se réinstaller le
règne des nantis, nobles ou pas. Le XXe siècle et ses guerres
innommables n'a pas plaidé pour le triomphe de la civilisation et de
la démocratie. Le XXIe siècle se veut l'ère de la généralisation
de la démocratie, sur toute la planète mais avec toute l'efficacité
des techniques de communication et de manipulation des opinions
publiques, il est possible d'enlever aux peuples le pouvoir de
décider de leur sort ? Ce n'est pas, dans le contexte
contemporain, sur les élections qu'il faut compter d'abord pour
réanimer la démocratie, voire pour commencer à lui donner un
contenu !
Jean-Pierre Dacheux
et Jean-Claude Vitran
1
- Octave Mirbeau, La grève des électeurs, première édition
en 1902. Rééditions en 1919, en 1924, en 1934, en 1980,
puis, plus récemment, chez Ludd
en 1995, à l'Insomniaque en 2001 et 2007, aux Éditions du Boucher
en 2002, chez
Allia en 2009 et chez Pennti en 2011.
2 - Jean Salem, Élections, piège à cons ? Que reste-t-il de la démocratie ? Flammarion, 2012.
Les
résidents européens peuvent participer aux élections municipales
et, bien entendu, européennes.
Les
résidents non communautaires ne peuvent, en France, en dépit de
promesses anciennes, avoir le droit de voter.
4
- Au 1er mars 2015, 44,6 millions de Français sont
inscrits sur les listes électorales en France. Le nombre de jeunes
électeurs atteignant l’âge
de voter et inscrits d'office sur les listes électorales est passé
de 761 000 en 2013 à 544 000
en 2014.
5
-
http://www.lemonde.fr/municipales/article/2013/12/24/pres-de-trois-millions-de-francais-ne-sont-pas-inscrits-sur-les-listes-electorales_4339347_1828682.html
6
- L'inscription sur les listes électorales est obligatoire,
(article L9 du Code électoral). Toutefois, aucune sanction n'est
prévue pour les citoyens qui ne s'inscriraient pas sur les listes
électorales, ce qui rend, en fait, l'inscription facultative. C'est
sur la base de cette obligation légale que sont inscrits d'office
les jeunes Français atteignant l'âge de la majorité.
8
-
http://www.linfo.re/videos/la-reunion/664834-departementales-le-vote-blanc-reconnu-et-comptabilise
9
- Lors des élections présidentielles de 2012, par exemple, aucun
des deux candidats du second tout n'aurait dépassé les 50% des
suffrages exprimés si les bulletins blancs avaient été acceptés
comme un choix politique licite.
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