La discrimination
consiste, dit le dictionnaire Le Robert, dans le « fait de
séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal ». Il
est donc de multiples formes de discriminations. Celle qui nous apparait
la plus effroyable, et pourtant pas encore la plus visible, c'est la
discrimination écologique et économique tout à la fois, tant il
est vrai que les deux qualificatifs (écologique et économique) se
confondent, à présent, depuis que nous avons découvert que
l'épuisement des ressources énergétiques essentielles va affecter
des peuples entiers.
Notre planète Terre
traite à peu près tous les hommes de la même manière. Elle ne
choisit pas ! L'humanité, au contraire, ne se traite pas elle-même
de façon équitable : les biens terrestres sont non seulement très
mal partagés, ils sont répartis de sorte que ceux qui vivent à
leur aise peuvent faire mourir ceux à qui l'essentiel est enlevé.
Ce n'est évidemment pas
nouveau. Depuis des siècles et des siècles, les riches affament les
pauvres. Voici deux millénaires déjà, des textes religieux
évoquaient rudement cette discrimination inacceptable entre les
puissants et les humbles. On a pu croire qu'une fois faite la
révolution de 1789, l'exploitation des humains par la noblesse
prendrait fin et, avec elle, la fin du pouvoir des Grands, dotés,
par leur droit héréditaire, des richesses de la Terre. On a pu
croire aussi qu'une fois la révolution sociale, engagée puis
réengagée sans cesse, en France, en 1848, 1870, 1936, 1945,
l'exploitation de l'homme par l'homme prendrait fin et, avec elle, la
fin du pouvoir des détenteurs du capital ayant droit sur tout, y
compris celui de transformer le travail humain, voire les êtres
humains eux-mêmes, en marchandises.
Nous voici, au XXIe
siècle, héritiers d'une histoire innommable au cours de laquelle on
a déguisé la loi du plus fort sous mille apparences. On en est même
venu à prendre prétexte de la justice et de la démocratie, bien
sûr en les détournant, pour tenter de faire admettre le caractère
prétendument inévitable, voire naturel, de la discrimination ! La
résilience des faibles, cette capacité à vivre, à se développer,
en surmontant les chocs traumatiques et l'adversité, a pourtant
réussi à faire traverser les siècles sans s'abandonner au
désespoir absolu. Mais nous voici à bout et..., au bout !
Aujourd'hui, il faut
payer la note : l'humanité a commencé à se mettre en danger. La
confusion entre la richesse et la croissance a conduit à ignorer les
limites à ne pas franchir. À force de puiser dans le vivier, nous
avons commencé à le vider. Et pourtant, nous continuons à vivre,
ou du moins l'on continue à vouloir nous faire vivre, comme si tout
devait continuer comme avant. La discrimination des discriminations,
c'est celle qui ignore que jamais la Terre n'a été autant peuplée
et qu'il faut en nourrir tous les enfants ; c'est celle qui ignore que
la majorité des humains vit à présent dans les villes mais que
c'est dans le monde rural qu'on produit de quoi alimenter tous les
peuples ; c'est celle qui ignore que l'on a, en deux cents ans,
largement épuisé des ressources fossiles qui avaient mis plusieurs
centaines de millions d'années à se constituer ; c'est celle qui ne
veut pas voir que la seule eau potable, c'est 2% de l'eau terrestre,
conservée dans des banquises et des glaciers qui fondent ; c'est
celle qui ne veut rien entendre de cette parole de Gandhi qui, dès
les années 1940, rappelait qu'il nous faut « vivre simplement
pour que tous les hommes simplement vivent ».
Telle est la
discrimination des discriminations, ou discrimination totale, celle
qui tue davantage d'hommes et de femmes que les guerres les plus
cruelles, celle qui affame, assoiffe, hâte le vieillissement,
pollue, empoisonne, épuise la mer, vicie l'air que nous respirons,
celle que les plus nantis des « décideurs » comme l'on dit,
supportent d'autant mieux qu'eux en souffrent peu.
La discrimination
commence quand ce qu'on appelait, il a peu de temps encore, l'égalité
des chances est rendue impossible, quand le mot d'égalité, du
reste, est devenu un vocable ringard, quand la devise républicaine
(« Liberté, Égalité, Fraternité ») apparaît comme une
vieille utopie qui ne fournit plus aucun objectif, quand le travail
n'est plus pensé comme une activité de construction de l'en-commun
mais est présenté comme ce qu'achètent les propriétaires à qui
profitent le savoir, la force et le talent qu'ils emploient. La
discrimination n'est donc pas une exception ; c'est le sort quotidien
de la majorité des hommes, séparés (en latin, discriminatio
signifie séparation) d'une minorité disposant à son gré, - on se
demande au nom de quoi ? - du pouvoir d'agir sur autrui !
Tout ce que nous venons
d'écrire a été dit, et redit ! C'est chose recuite! Au
travers des œuvres des grands écrivains, de Montaigne à La Boétie,
de Montesquieu à Rousseau, de Proudhon à Marx, de Sartre à Camus,
entre autres, la même conviction traverse les philosophies : nul ne
saurait faire d'autrui sa chose ; un homme vaut un homme ; c'est
indûment qu'on a disposé, ou qu'on dispose encore, de l'ilote, de
l'esclave, du serf, du valet, du laquais, du manoeuvre, de l'ouvrier,
du prolétaire, de l'employé soit en le chargeant de tâches jusqu'à
épuisement, soit, au contraire, en le privant d'emploi jusqu'au
désespoir et à la misère.
L'histoire est tragique
et l'espoir des désespérés qui, malgré tout, portait les peuples
vers l'avant semble s'user à son tour. Les droits de l'homme sont
des coquilles creuses : l'extérieur a toujours le même aspect, fait
de phrases et de mots, mais l'intérieur est sans chair, sans goût
et sans vie, sans réalité palpable.
La discrimination est la
loi du monde où l'on apprend, dès l'école, que le meilleur, le plus
fort, le plus rapide, le plus instruit, le plus intelligent, un jour
le plus riche, mérite seul les louanges. La compétition est
l'épreuve par laquelle se dégagent les ... « plus quelque chose ».
Réussir, c'est dominer. Le pouvoir sur ses congénères, autant que
sur les biens terrestres, semble réservé aux élites. Ainsi
pense-t-on, toujours, en Occident. Le peuple, quels que soient son
nombre, sa diversité, ses richesses culturelles, est masqué par «
les people », c'est-à-dire les vedettes et les personnalités.
N'existe que ce qui brille. La masse des obscurs, des sans grade, est
faite pour remplir l'espace du travail et pour obéir à l'état de
droit lequel, lui aussi, semble de plus en plus ... discriminant.
La boucle est-elle
bouclée ? N'y aurait-il donc qu'à pleurer ou à mourir, une fois
fait ce constat funeste et démobilisateur ?
Eh bien non ! D'abord
parce que le vieil Hugo nous a laissé, dans Les Châtiments
son exhortation ineffaçable, inoubliable, indémodable : « ceux
qui vivent ce sont ceux qui luttent », mais aussi parce que nous
arrivent, d'un seul coup, de nouveaux motifs d'agir. La
discrimination des discriminations a cessé, depuis peu, d'apparaître
comme éternelle. L'argent n'est plus tout à fait roi. Les menaces
sur l'humanité ne font plus toujours le tri entre riches et pauvres
et, si l'on veut sauver les uns, il faudra bien sauver les autres. Le
cauchemar climatique n'est pas réservé aux modestes : s'il vient,
il frappera n'importe où. La solidarité, ce mot qu'on avait enfoui
au fond des bibliothèques, va devenir une obligation de survie. Le
partage, cette incongruité pour les nantis, va constituer, pour les
destinées humaines, l'une des conditions mêmes de l'avenir. Le plus
a cessé d'être l'alpha et l'omega de l'économie. Le mieux fait sa
rentrée dans le monde. Comme souvent, la menace des catastrophes -
et il n'en manque pas depuis quelques mois, liés ou non au
dérèglement climatique ! - fait se serrer les coudes et ressurgir
la nécessité de la fraternité. La Terre est ronde, et comme nous
l'a appris Emmanuel Kant, nous voici condamnés à l'hospitalité sur
cette planète que nous savons devenue trop petite pour être
exploitée à l'infini.
Cette chance d'un
rapprochement entre les humains ne passera peut-être pas deux fois.
Une rupture majeure s'impose. Voici venu le temps de diverger, de
s'écarter, de s'éloigner d'une idéologie mortifère qui porte un
nom banal mais oublié, exhumé, ressorti après des années
d'amnésie, donc de mensonge : « le capitalisme ». Ce n'est pas le
même qu'au XIXe siècle mais il n'est pas davantage « moralisable »
que ne l'ont été ses prédécesseurs. On ne moralise pas la volonté
de profiter d'autrui ! Ce système adaptable et multiforme, vieux de
plus de deux cents ans, a fait son temps. Il a produit. Trop ! Il a
conquis. Trop ! Il a repoussé les limites. Trop ! Il est, tout à
coup, devenu obsolète, comme en 1789, le pouvoir absolu du Roi,
comme en 1989, le pseudo communisme soviétique. Quoi que nous
fassions, il va s'effacer de notre histoire. Mais comment ? Serait-il
venu le temps où l'initiative individuelle va pouvoir se marier à
de nouvelles coopérations, de nouvelles coopératives, de nouvelles
mutualités, le temps d'une longue, lente et radicale révolution
non-violente ? Aucun retour en arrière, aucun modèle ne nous
permettra d'effectuer cette mutation de civilisation qui mène vers
une ère nouvelle. La discrimination totale, mondiale, si elle
continuait longtemps encore, exacerbée par ce qu'on a appelé à
tort : crise (et qui était une mutation de société),
finirait par prendre le visage de la barbarie. Pour y échapper, il
nous faudra faire oeuvre politique et non politicienne. Ainsi
seulement pourrons-nous redonner du contenu aux Droits de l'Homme
mieux appelés, modestement, les droits humains.
Un Droit qui n'est qu'un
Droit n'est pas un Droit véritable. À quoi bon avoir raison si l'on
ne peut rien changer à son sort ? Rien n'est plus urgent que de
transformer ce qui est juste en réalité. Le plus grand défi que
nous ayons à surmonter c'est celui de l'impuissance couplé au
découragement !
Voici cinq ans, en 2007,
trois événements ont été vécus quasi simultanément au cours des
mois de novembre et décembre : le 20e anniversaire de la signature
de la Convention des Droits de l'enfant, la réunion
de la FAO à Rome consacrée au drame alimentaire mondial, et la
rencontre des Chefs d'État, à Copenhague, devant aboutir à
la réduction rapide et massive des causes génératrices d'un effet
de serre mortel pour l'espèce humaine.
Les Droits de
l'Enfant ? Ils sont non seulement bafoués ; ils sont - et
c'est pire - oubliés. Il aura fallu un affreux scandale en Irlande
pour qu'on avoue que des adultes, nombreux, de surcroit prêtres,
étaient des violeurs et des exploiteurs de la misère d'enfants. Des
catholiques ont été parmi les premiers à se révolter contre ces
crimes et ce fut tout à leur honneur, mais l'essentiel est ailleurs
: l'enfance n'est pas protégée par ses Droits. Partout, et pas
seulement en Irlande, la transformation du petit d'homme en chose
dont on use à son gré, est patente. Les enfants-soldats, les
enfants prostitués, les enfants-travailleurs non payés sont là
devant nous, mais nous ne pouvons les secourir. L'action (dangereuse)
de ceux qui s'y consacrent est mal connue. En France, des enfants qui
ont droit à l'école, que leurs parents veulent scolariser, qui
vivent parmi nous, ne peuvent fréquenter les écoles parce que des
maires interdisent leur inscription, ou parce que les familles sont
chassées ce qui interdit la fréquentation régulière des classes.
Vous l'avez deviné, il s'agit des enfants rroms. Cet abandon de
gosses européens qui, depuis 2007, ne peuvent plus être
définitivement rejetés hors de France, nous coûtera cher d'ici
quelques années quand nous les retrouverons, adolescents et
analphabètes promis à la délinquance. Une possibilité d'agir
parmi mille autres est là, à notre portée...
La faim qui, de
nouveau, étend ses ravages, avec plus d'un milliard de sous
alimentés sur notre Terre va déclencher de nouvelles émeutes. Il
ne s'agit plus de savoir si elles vont se produire, mais quand. Le
droit à l'alimentation est le premier des Droits humains mais cela
n'intéresse pas ceux qui remplacent les terres cultivables cultivées
pour manger par des terres cultivables cultivées pour faire des
« bio-carburants » ou élargir les surfaces de pâturage
pour le bétail ! Là encore, cela nous concerne et nous pouvons
agir. La Terre peut nourrir presque deux fois la population actuelle
d'environ sept milliards d'humains mais pas en nourrissant tous les
Terriens comme se nourrissent les Occidentaux. Si nous ne mangeons
pas moins de viande, la famine s'étendra encore. La chose est sue et
pas seulement des végétariens. Les scientifiques le démontrent.
Notre propre santé est en cause. Il serait temps de s'en préoccuper !
Faisons-le !
Le Droit de nos
enfants et petits enfants, des générations à venir, à continuer
de vivre sur cette planète, enfin.
Nos dirigeants, à Copenhague ne pouvaient que constater, parler haut
et fort, nous révéler l'étendue des dangers, marquer une
détermination, annoncer leurs bonnes intentions. Mais ils n'ont pu
s'engager à changer le climat pour de nombreuses raisons. La
première ..., parce que le mal est déjà fait ! Nous ne pouvons
qu'empêcher qu'il s'aggrave. L'augmentation de la température
moyenne sur le Globe d'au moins deux degrés Celcius est inévitable.
La seconde, c'est que ceux qui disent vouloir changer l'activité
humaine pour éviter le pire ne veulent, et donc ne peuvent, remettre
en cause le système qui est cause de ces désordres dans nos
activités industrielles, depuis deux siècles. La troisième, c'est
qu'on ne change pas les mœurs en quelques années. La révolution à
opérer a besoin de tous. La prise de conscience des peuples de la
terre, lente mais décisive, est notre seule chance de salut. Elle
prendra du temps, plus que n'en disposent les élus dont les mandats
sont courts, tout au plus de cinq à six ans !
Par contraste notre
pessimisme est générateur d'espoir : nous n'avons plus d'autre
choix que de nous mobiliser jusqu'à la fin de nos vies. La rupture
est à installer en chacun de nous. Il ne suffit plus d'être
conscient et de décider ; il faut changer et se changer, se hâter
lentement, comme la tortue de La Fontaine, ou l'escargot, qui
arrivent au but mieux que celui qui, tel le lièvre, court et se perd
en chemin en perdant de vue son objectif, tout occupé qu'il est par
son profit ou son succès immédiats. Nous avons à opérer ce que
Jean Malaurie appelle une « révolution philosophique »,
ce qui revient à entrer dans l'écosophie, la sagesse écologique,
pas à pas, mais sans retour. C'est notre seule espérance politique.
C'est peut-être la meilleure.
Jean-Pierre Dacheux et Jean-Claude Vitran
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