samedi 30 novembre 2013

Société : crise ou mutation ?


Est-ce que cette question doit se poser ?

Depuis l'apparition de l'homme la société a toujours été en continuelle transformation. C'est une constante de l'homme que de faire évoluer son cadre de vie.

Les sociologues appellent ces évolutions du nom de « darwinisme social » et ils considèrent que les rivalités entre les êtres sont l'état naturel des relations sociales et que les conflits sont la conséquence normale du développement humain. Pour le capitalisme, le darwinisme social justifie scientifiquement, comme pour les espèces animales, la domination par une élite d'une masse jugée moins apte afin que les meilleurs et les plus forts prospèrent. Pour les tenants de ces théories, la concurrence entre les êtres humains ne doit pas être entravée par des mesures de protection sociale et d'assistance de l'Etat, par la solidarité ou par la charité ; ils prônent la non intervention dans la lutte pour l'existence, afin que la sélection naturelle favorise la survie des "plus aptes" et l'élimination des autres.

Cette théorie de la domination par une oligarchie d'une masse d'individus jugés inférieurs, justification de concepts politiques tragiques - colonialisme, fascisme et nazisme - a encore de nombreux adeptes dans le modèle économique incarné par le capitalisme néolibéral 1 qui entend dominer le monde actuellement.

Le maire de Londres, Boris Johnson, Favori pour succéder à David Cameron, a assuré il y a quelques jours 2 : « Certains sont trop bêtes pour réussir, les inégalités sont normales » il a ajouté : « Quoi que vous pensiez de la fiabilité des tests de quotient intellectuel, il est utile de savoir, lorsqu’on parle d’égalité, que 16% des êtres humains ont un QI inférieur à 85, tandis que 2% ont un QI supérieur à 130. »

Tout laisse à penser que le capitalisme ait gagné, que tout soit possible, sans limite, qu'il n'y ait plus de prise de conscience dans le monde de la finance … Pourtant, il semble que les crises qui se superposent – financière, sociale et écologique traduisent l’épuisement du système économique dominant. Comme l'écrivait André Gorz dans un de ses derniers livres « le capital semble avoir approché au plus près son rêve : celui de faire de l’argent avec de l’argent. » en ajoutant que « la menace d’effondrement du système est telle désormais que tout semble possible, le pire comme le meilleur. »

L'humanité est passé de l'âge de pierre à l'âge du fer, à la révolution Gutenberg, puis la révolution industrielle, maintenant la révolution numérique. Ces différentes périodes se dénombraient d'abord en centaines de milliers d'années, ensuite en centaines d'années et maintenant en quelques années (époque numérique post-industrielle) voire en quelques mois. Il n'est plus possible de parler d'évolution mais de mutations ; comme dans la physique quantique, on observe de brusques changements de l'état d'un système de manière pratiquement instantanée. Le cerveau humain est incapable de digérer ces changements trop rapides et l'homme ne s'adapte plus à cette nouvelle société, et, pour beaucoup de nos contemporains, il est plus confortable d'être immobile et conservateur.

A partir de ce constat, on peut affirmer qu'il n'y a pas de crise, mais une inadéquation des hommes et de la société dans laquelle ils évoluent, en même temps qu'une exploitation effrénée de cet étourdissement général par les forces financières qui ne se préoccupent nullement de l'avenir de l'humanité tant est forte leur avidité de la richesse immédiate. Ces forces surfent sur le délitement du modèle social et particulièrement sur l'un des socles qui cimente le lien social : le travail dont ils organisent la dérégulation avec la complicité des gouvernements.

Aujourd'hui, tous les économistes, de toutes tendances, affirment que nous ne retrouverons plus la croissance des « trente glorieuses » et que les développements de la techno-science, de l'informatique, du numérique et au delà de la cybernétique apportent quotidiennement des avantages de productivité très importants. Ces gains de productivité sont mauvais pour l'emploi car on a besoin de moins de monde pour produire le même volume et l'augmentation de la productivité, tant vanté par nos Hommes politiques au nom de la "compétitivité" détruit des emplois. Les développements technologiques ont toujours permis d'augmenter la productivité, de produire plus avec moins de personnels, pourquoi voulons-nous que, dans l'ère post industrielle, cela change ? au contraire cela ne peut que croître. On comprend alors pourquoi le Medef ne veut pas entendre parler du temps de travail : les gains de productivité profitent aux actionnaires.

Un exemple 3 parmi beaucoup d'autres : A l'usine Peugeot de Poissy, en 1980, 22000 4 employés fabriquaient environ 2000 véhicules par jour (0,09 véhicules/travailleur/jour) . En 2013, un peu moins de 7000 employés produisent 1500 véhicules par jour (0,21 voiture/travailleur/jour), la conclusion est qu'il faut 2,5 fois moins de personnel pour produire une voiture. (Les ingénieurs soutiennent qu'on est capable, aujourd'hui, d'assembler une voiture sans intervention humaine.)

Affirmer, les yeux dans les yeux, que la croissance va résorber le chômage. C'est faire preuve d'une incompétence grossière ou d'une malhonnêteté intellectuelle grave.

En effet, une croissance de 3% aurait peu de conséquences sur le taux de chômage ; elle permettrait probablement de l'amener aux alentours de 8% (solde 2 800 000 chômeurs) et une croissance modérée ne le ferait pas baisser ; l'économie peut très bien se porter avec une croissance de 1.5% et continuer à générer du chômage. Selon la loi d'Okun 5 (reconnue par la plupart des économistes) pour que la courbe du chômage s'inverse de manière durable, il faut une croissance continue supérieure à 1.9%.

On en est loin... le chômage restera donc endémique, l'utopie du plein emploi a bien vécu. L’UMP et le PS y croient-ils eux-mêmes quand ils nous disent que l’on va bientôt retrouver une croissance de 2,5% pour juguler le chômage, alors que cela fait maintenant 30 ans qu’on n’y parvient pas. Les scénarios les plus optimistes tablent sur une évolution à la japonaise, 0,7% de croissance en moyenne depuis 20 ans et pour les Etats-Unis, seulement 1,1 %.

Manifestement, on est dans une impasse.

D'autant plus que notre bonne démographie (2,1 enfants par femme) fera mécaniquement de nos enfants de nombreux demandeurs d'emplois. Cette démographie explique en partie notre différence avec le modèle allemand où le taux de chômage est deux fois moins important qu'en France. À cela il faut rajouter que 10 % des salariés allemands gagnent 259 euros ou moins pour vivre. Les 10 % au-dessus gagnent 614 euros. Le miracle économique allemand, c'est 20 % des Allemands qui gagnent 614 euros ou moins par mois. Ils ne sont pas au chômage, mais travaillent à temps (très) partiels… C'est d'ailleurs la face cachée du discours de François Hollande et de son gouvernement qui se félicitent que la tendance de la courbe du chômage s'inverse 6.

Il faut bien analyser les chiffres 7 avant de crier victoire :
  1. 20 000 chômeurs 8 de moins, c'est 0,6 % du nombre total. (- de 7000 emplois par mois)
  2. il reste encore 3 375 200 chômeurs de catégorie A.
  3. Sachant que 70% des embauches se font sur des contrats de moins d'un mois, le nombre d'emplois à temps partiel augmente fortement (+ 4 % en moyenne) ce qui veut dire que le temps total travaillé diminue, on constate effectivement une forte hausse des chômeurs de catégorie B et C (les demandeurs d'emploi qui ont travaillé quelques heures durant le mois - CDD et intérims). Si on additionne les trois catégories ABC, on enregistre une hausse de près de 40.000 demandeurs d'emploi. Exactement le modèle allemand que l'on veut copier à tout prix. Pôle-Emploi, plus réaliste, évoque l'impact des embauches temporaires pour les vendanges d'automne.
Pour des raisons de clarté et de vérité, le Conseil national de l’information statistique (Cnis) avait préconisé en 2007 que la communication politique sur le chômage se fasse sur la totalité des demandeurs d’emploi ( A + B + C). Cette préconisation est restée lettre-morte, à gauche comme à droite.
Si pour le gouvernement, l'inversion de la courbe du chômage est de faire sortir des demandeurs d'emploi pour les envoyer vers la précarité, c'est effectivement réussi et il pourra clamer haut et fort qu'il a inversé la tendance mais il n'aura pas rempli son rôle politique qui est d'anticiper les transformations de la société.

Gouverner, c'est prévoir !

L'évolution du « travail », plutôt sa mutation, a déjà des conséquences dramatiques qui mettent en cause le fonctionnement démocratique de nos Etats. Le chômage de masse est une des causes principales des soulèvements récurrents qui agitent des grands ensembles urbains ( zones urbaines sensibles 9). Il concerne essentiellement les personnes non qualifiées, ou dont les qualifications ne correspondent pas aux besoins de l'économie et que l'on ghettoïsent en les « reléguant » dans les « grandes » banlieues 10. Le tableau ci-dessous montre que le taux de chômage est bien plus élevé parmi les non diplômés.


Pour ces catégories sociales modestes, le travail est un facteur important d’honneur et de valorisation personnelle, d’autant que la comparaison entre « chômeurs » et « fainéants » est rapidement faite par les bien-pensants. Le chômage est vécu comme une perte d’identité et de dignité aggravée par les échecs à trouver du travail. De plus, l’ennui est profond dans leurs environnements où les possibilités de trouver et de financer des activités culturelles, associatives ou sportives sont plus difficiles que dans les milieux aisés.

Bien entendu, les sirènes du capitalisme chantent que les nouveaux emplois créés équilibrent les emplois « détruits », que le nombre des emplois non pourvus est important, que les chômeurs ne cherchent pas de travail, etc.

Tout cela est faux, et c'est d'un archaïsme si profond, qu'il devient désespérant de voir le gouvernement « socialiste » écouter ces fadaises et faire des plans à 2035, pour des régimes de retraites basés sur un concept dépassé du travail que l'on sait en profonde mutation et attendre une croissance illusoire pour faire baisser le chômage. Ou ce gouvernement, qui se dit « socialiste », manque de courage pour affronter les réalités du monde qui se dessine, ou il est complice du modèle économique en place et il essaie de berner son opinion.

Il reste peu de temps pour lutter contre les dangers multiples : économiques, sociaux, écologiques... Et, l'absence de travail fait partie de ces risques. Nous sommes dans une situation dangereuse, plus de cinq millions 11 de personnes sont inscrites à Pôle-emploi. Le partage du travail actuel est stupide : on ne travaille pas ou on travaille trop. Il faut ne pas continuer à utiliser les vieilles recettes du dernier siècle. Le capitalisme néo-libéral n'a de cesse que de déréguler le marché du travail comme l'ont fait Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. A la fin des années 70, la part salariale correspondait à environ 70 % du PIB, aujourd'hui difficilement à 57 % ; cela constitue un déséquilibre considérable en faveur des actionnaires.

Ce déséquilibre, facteur de profondes inégalités, ne peut pas perdurer sans conséquences dramatiques, que l'on entrevoient déjà dans notre pays ; la crise des années 1930 a débouché sur la barbarie, la  « pseudo crise » d'aujourd'hui nous entraîne sur le même chemin …

Comme nous pensons que le système économique dominant a atteint ses limites et, malgré des soubresauts, est moribond, c'est le moment favorable pour montrer, comme nous l'avons déjà fait par le passé, une nouvelle voie au monde même si elle est à contre courant des positions politiquement correctes.

Rien n'est jamais gravé dans le marbre. Il nous faut contraindre le gouvernement « socialiste » à  ne pas cacher la vérité sur les mutations en cours, à faire preuve de courage, d'imagination, de créativité, pour redonner de l'espérance aux Français ; il faut chambouler les idées reçues et inventer un nouveau modèle qui correspond aux réalités et aux transformations de la société en mouvement et aux idéaux de la République. 

Jean-Claude Vitran et Jean-Pierre Dacheux 



1 Voir les théories de Milton Friedman, de Friedrich von Hayek et de l'école de Chicago
3 Un autre exemple, les 260 000 caissier(e)s de supermarchés qui vont perdre leur emploi au profit des puces électroniques sans contact. (Technologie RFID)
4 Il est à noter que sur les 22 000 employés, il y avait 15 000 travailleurs migrants principalement des Marocains.
7 « les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d'être torturés, finissent par avouer tout ce qu'on veut leur faire dire ». Alfred Sauvy
8 Le mot chômeur est moins politiquement correct que demandeur d'emploi mais plus parlant.
9 Bien mal nommées, car ce n'est pas la zone qui est sensible, mais, à la précarité et à la pauvreté, les personnes qui y habitent sont sensibles.
10 Banlieue : vient de ban – mettre quelqu'un au ban de la société : le rejeter, le déclarer indigne, il n'y a pas de hasard.
11 3 375 200 en catégorie A, le reste en catégorie B et C.

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